La différence entre réalité et fiction : la fiction, elle, doit être vraisemblable. » Tom Clancy

Une saga ou même un feuilleton américain peuvent paraître plus vrais qu'une biographie familiale, bonne histoire d'un terroir comme celui de notre bon hexagone que les purges successives de deux guerres mondiales ont naguère vidé de sa jeunesse. Cette jeunesse, c'est aussi celle d'un aïeul fauché dans la Champagne argonnaise en 1915 avec tout symbole une petite croix d'un anonyme enseveli en terre étrangère, d'autres peuvent descendre « d'un preux chevalier qui a été crucifié sur des barbelés de Champagne. » 

Il n'y avait finalement pas tant de façons de mourir dans les tranchées de 1914 ou dans les bois, pourchassé par la milice en 1944.
Un jour, je vous raconterai cette histoire; des histoires de ce style, j'en ai plein qui débordent de ma tête et de mon stylo.

Perspective et réalité

« L’autobiographie ! s’écrie Marguerite Yourcenar en 1986, peu avant sa mort, mais ou pourrait dire qu’aucune de mes œuvres n’est autobiographique… ou que toutes le sont ».
La fiction naît souvent d’un événement, d’un vécu mais à partir d’une fiction, un écrivain peut à l’inverse réinterpréter tel instant de sa vie, lui donner une autre signification. Ce qui ne signifie pas que son itinéraire n’est pas intimement lié à son œuvre. Même si ce lien (heureusement) n’explique pas tout.


Dans une fiction, tout peut être vrai, tout peut avoir eu réellement lieu. Les descriptions, les personnages, même les sentiments et les sensations peuvent puiser leurs racines dans la réalité mais la traduction de cette réalité est toujours simplifiée, discriminée selon les détails retenus, retranscrite à l’aune de l’auteur, comme ces jeux d’ombre que sont « les masques de la mémoire placés sur les visages effacés… » dont parle l’écrivain Frédéric Prokosch dans "Les voix de la nuit".
L’existence repose autant sur les réalités du quotidien que sur des utopies, des rêveries ou des fantasmes.

Marguerite Yourcenar dans Le carnet de notes des Mémoires d’Hadrien relativise la propre vision qu’elle avait d’elle-même. Si elle devait écrire sa vie, « elle serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires… » Seules les « ombres du temps » font leur œuvre et dessinent une réalité que décante le filtre du temps écoulé. 
 Mais n'a-t-elle pas écrit également : « Là où [mon père] a choisi de se taire, je ne puis qu’enregistrer son silence. »  

« Tournons avec la terre qui roule comme toujours inconsciente d’elle-même, belle planète au ciel. »
Marguerite Yourcenar Archives du nord


Mes souvenirs se diluent dans le flot de mon histoire familiale. Certains se sentent comme André Gide dans Les faux-monnayeurs, « bâti sur pilotis : ni fondation, ni sous-sol » et espèrent en l'écriture salvatrice même si « le passé antérieur devient une curiosité grammaticale. » Ce n'est pas seulement une histoire personnelle, localisée -ça n'aurait que l'intérêt d'un témoignage ou d'une feuilleton- mais aussi celle des parents, des aïeux, de la cohorte de ceux qui ont fait et défait le pays, un divorce consommé, intégré dans l'inconscient collectif.

L'ère des divorces était venue. Pour moi, ce fut le temps des ruptures, d'un pays qui s'enfonce dans ses petitesses, d'une mère qui se réfugie dans le silence et d'un père dans la fuite, d'un frère étranger, parti réaliser ses rêves en me laissant comme un imbécile entre ces parents incertains, aussi confiants en leur destin que la France dans l'avenir, auquel j'aurais bien aimé ressembler, mais voilà on a son caractère, on a sa gueule et on ne se refait pas même si on voudrait y croire. Il faut rêver... mais quand même. 

Mon double avait détalé avec mes rêves alors je rêvais à lui, qu'il reviendrait, qu'il m'emporterais dans son rêve sans me renvoyer des souvenirs fabriqués en surimpression. Mais c'est bien sûr aussi une histoire médiatisée par les relations familiales et par un pays aux fondements sapées par une espèce de fatigue collective, des guerres ici ou là, des valeurs qui s'effondrent, celles qui ont fait se lever une génération qui est tombée, fauchée sur les champs de bataille avec leurs illusions. Tout ça finit par peser, d'où cette immense fatigue sans doute... Ainsi s'écrit cette réalité comme un roman, une espèce de saga à la française qui laisse un goût amer malgré ce qu'on voudrait nous faire croire du bonheur des "trente glorieuses".
Il faut souvent réécrire l'Histoire pour qu'elle colle aux rêves d'aujourd'hui.

                      

Mais n'est-il pas temps d'abord de réécrire l'écriture, de travailler le langage comme un outil, lui tordre le cou comme l'avait fait Victor Hugo à ce "grand dadais d'alexandrin" ? Inutile de revenir sur les échecs, d'éreinter après beaucoup d'autres ce "Nouveau roman" qui voulait nier la trame, l'histoire, le fil narratif pou ne laisser apparent que l'ossature à vif, un peu comme Beaubourg expose ses viscères à l'extérieur, mais n'est-ce pas un lieu d'exposition ? Curieux n'est-ce pas quand on y réfléchit, ce "Nouveau roman" et sa prétention de nouveauté, de balayer le passé, alors que par définition ce qui est n'est déjà plus, une fraction de temps qui rend instantanément tout obsolète, toute nouveauté étant vouée aux gémonies de l'Histoire.

Moi, je voudrais raconter des histoires, des tas de petites histoires insérées dans la grande Histoire pour qu'elle devienne plus humaine. Mais apprend-on jamais cela ? Question dans le vide. À question importante, réponse formatée. On m'a répondu : « À quoi bon, et de toute façon, ça ne s'apprend pas, il suffit de laisser courir sa plume. » Fadaises. "Courir sa plume", quelle expression, avez-vous déjà vu courir une plume avec ses petites pattes, l'air essoufflé, et d'abord, on n'écrit plus avec une plume, même les écrivains les plus ringards, et même s'ils n'utilisent pas l'ordinateur.

Concocter de petites histoires pour traquer le mensonge, rétablir ma petite vérité personnelle, affirmer que le Père Noël existe, que je l'ai rencontré avec sa femme, faisant ses courses dans le jardin d'Eden, le paradis de la consommation. Mais ne le racontez à personne, ça pourrait faire des envieux et, de toute façon, on ne vous croirait pas, affabulateur, hâbleur, inventeur... et le juron suprême, rêveur. Peut-être l'avez-vous rencontré vous aussi, mais vous n'avez pas fait attention, hypnotisé par le décor d'un temple anonyme de la consommation... et plus dans de tels endroits, dans de tels lieux de perdition, on rencontre tellement de faux, rutilants, vêtus de si beaux habits de Père Noël qu'on devient méfiant, indifférent à la longue, que l'habit, s'il ne fait pas le moine, ne fait pas non plus le Père Noël.

Le narrateur
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