vendredi 29 mai 2015

Mystérieuse Ella

« Que reste-t-il de la vie d’un homme ? Une photo, des papiers… les souvenirs de ceux qui l’ont connu ou rencontré […] Ainsi l’écho d’une vie décroît-il jusqu’à s’éteindre tout à fait. »
Patrick Modiano – Rue des boutiques obscures 

Mystérieuse Ella – Prologue
 

Ah la famille, le mot est si beau, si plein de bons sentiments, même si des grognons lui trouvent encore un arrière-goût pétainiste, une amertume pour tout dire réactionnaire. Mais la famille, au-delà de quelques générations, devient vite un véritable labyrinthe dont le fil d’Ariane s’échappe dans les impasses et les chausse-trappes. 

Sous cette belle architecture dont certains arbres généalogiques atteignent à l’œuvre d’art, se dessinent des pointillés, des non-dits, des branches qui ne mènent nulle part, des points d’interrogation qui occultent le côté sombre de branches qui doivent rester dans l’ombre. Comme si l’arbre généalogique dégénérait parfois, s’étendant sans mesure en cellules proliférantes, comme un cancer. 

Peut-être en est-il ainsi de cette Antonella, ombre incertaine d’une tout aussi incertaine branche de la famille. Quelle importance après tout puisqu’elle n’a donné aucun fruit, aucune descendance. Petite branche qui va doucement sécher sur l’arbre généalogique, un cul-de-sac qui n’intéresse personne. 


Et pourtant, derrière la sécheresse se dessine l’histoire intime d’une femme au destin éblouissant, dont il ne reste rien, tant la plupart des destins individuels pèsent peu dans la balance de l’histoire, pas même parfois une simple inscription sur une tombe, qui reste bien souvent un simple nom sans signification, un nom désincarné dans la pierre froide de l’oubli, sans plus rien évoquer aux quelques descendants qui viennent une fois l’an satisfaire au rite de la Toussaint, poser quelques fleurs symboliques sur tous ces noms anonymes qui s’égrènent au fil des années.
On n’écrit jamais que sur du sable ou sur la neige selon le titre d’une autobiographie de l’écrivain Bernard Clavel.

Je ne sais quel fut le destin d’Antonella parce qu’elle préféra rompre tout lien avec ses anciennes vies, sans plus de famille, sans plus d’amis, allant se terrer dans un coin retiré pour finir ses jours comme une exilée dans sa propre vie, comme si elle avait  acquis la certitude de ne manquer à personne. Comme ces animaux qui, sentant la mort approcher, partent à la rencontre de leur dernière aventure. 

Son histoire aurait pu rebondir un  jour à l’occasion de l’un de ces petits clins d’œil dont le destin a le secret. Un jour, un étranger frappe à votre porte, comme ça n’est arrivé, et vous apprend le décès d’une tante inconnue. Un destin à reconstituer, à force  de patience, en se coulant dans les arcanes d’une vie.
Pourquoi pas.
Mais Antonella ne l’a pas voulu ainsi…
 
    La marchande des quatre saisons 

1ère partie – Une femme anonyme 

Elle était de ces femmes qu’on ne remarque pas, passante anonyme avec son éternel fichu noué autour du cou, qui cachait mal ses cheveux gris. Je n’aurais pas su lui donner d’âge, simplement l’impression qu’elle était plus jeune qu’elle ne paraissait ; l’air poupin malgré les rides et le regard fatigué, un regard qui portait quelque chose d’indéfinissable, un quelque chose qu’elle semblait porter comme un poids du passé. Tous les matins, quel que soit le temps, elle déambulait dans le quartier, traînant les pieds, son vieux cabas à carreaux rouges et verts toujours à la main. Chaque matin, car elle disparaissait ensuite sans doute tapie dans sa tanière le reste de la journée. C’est du moins ce que je croyais, apprenant ensuite qu’elle se rendait souvent à l’église l’après-midi pour se recueillir, s’oublier dans l’infinie bonté de la clémence divine.


Plus tard, quand j’eus gagné sa confiance, elle me confia ses tourments, le remords de sa jeunesse dissolue, insouciante, défi au jugement de dieu qui fut sans appel.  Elle accepta comme un châtiment mérité les foudres célestes qui la frappèrent et elle expiait sur les bancs râpeux de l’église la nostalgie coupable de ses années de gloire. Elle me conta l’histoire de cette femme Anne-Marie qui fut son amie, une ‘croqueuse de diamants’ précisa-t-elle en riant –si, si, pour une fois elle riait franchement, je vous assure- qui réussit à épouser un riche étranger qui eut le bon goût de mourir assez vite et finit sa vie dans un couvent isolé, confite en dévotions, dans le silence des montagnes alpines, quelque part au-dessus de Grenoble. Elle aussi, à sa manière, faisait ses dévotions dans la petite chapelle de Notre-Dame de la Rédemption, l’église du quartier, sa façon de se retirer du monde pour s’y être précipitée sans retenue, avec cette soif de vivre propre à la jeunesse. Faute d’avoir assez d’abnégation ou le goût du sacrifice, de se retirer derrière les hauts murs d’un couvent, elle s’usait les genoux sur le bois mal équarri d’un prie dieu en récitant ses patenôtres.

Aux beaux jours, elle s’asseyait sur l’un des bancs de la grande avenue qui traverse le quartier, toujours le même, à l’ombre des platanes, contemplant le spectacle de la vie, les ménagères faisant leurs courses puis, en fin de matinée, plus pressées cette fois, partant chercher leurs gosses à l’école primaire de la rue Eynard, les ouvriers de l’usine CEL, le fabricant de matériels électriques, qui sortaient en chahutant et s’égayaient dans les bistrots du quartier qui servaient à midi un repas rapide, sillonnant les allées les jours de marché et papotant avec Olga la marchande des quatre saisons, sa seule amie. Aux mauvais jours, elle s’attardait au café de la place de la République, toujours à la même table vers le bar près de la fenêtre, contemplant là aussi le spectacle de la vie ou suivant en silence les parties de belote disputées et bruyantes.

Moi non plus, je ne la voyais pas vraiment, silhouette grise confondue dans la grisaille du quartier, comme une épure à peine visible dans un champ de neige brumeux. Ses tenues grises avaient tendance à se fondre dans le crépi gris sale des façades et le gris moucheté des pavés. Rien à voir avec la pimpante Luana, la fille des Galli qui habitaient un deux-pièces avec leurs trois gosses au-dessus d’un hangar délabré. Chez eux, montaient des remugles de moisis de ce hangar où ne pénétrait jamais la lumière. Malgré de nombreuses démarches, rien n’avait changé : le propriétaire attendait simplement que les prix grimpent pour vendre.  

Luana, les hommes la trouvaient plutôt pimpante, gaie et la répartie facile, mais beaucoup la jugeaient plutôt vulgaire avec ses airs aguicheurs et ses tenues voyantes. Elle aimait se faire remarquer avec ses jeans serrés et rapiécés tombant  sur des bottes rouges ou vertes et ses pulls aux couleurs crues qui moulaient ses seins.  
Ces groupes de femmes ‘pleins de chuchotements et de conciliabules’, leurs réflexions outrées sur son passage, leurs regards de reproche la faisaient sourire, l’excitaient même. 

Elle se pavanait pour les défier, façon à elle de leur faire un bras d’honneur. Défi édifiant des terribles regards qu’elles se lançaient. Sa mauvaise réputation, elle la revendiquait, la brandissait comme un oriflamme, fredonnant en passant, fière, le nez au vent, la chanson de Georges Brassens « au village sans prétention, j’ai mauvaise réputation, pom, pom, pom… j’ai mauvaise réputation, tra la la… »  Avec ses tenues excentriques, elle en rajoutait, les provoquant volontiers, marquant sa différence, « ça me ferait mal de leur ressembler, on ‘est pas du même monde… » C’est Ella  qui me raconta ces anecdote, un jour où elle avait dû enfermer ses démons dans le tabernacle de l’église. Cette fille lui rappelait tellement sa jeunesse, l’époque de ses tout débuts, la course aux petits cachets et la découverte de la valeur vénale de son corps. Cette volonté de réussite, de revanche qui la taraudait. Elle se surprenait à accompagner cette jeune écervelée, au moins lui enseigner ses erreurs, sans insister, comme ça en passant l’air de rien, de lui raconter ses errances dans ce monde qui mange tout cru les petits tendrons de son espèce.

Luana s’interrogeait bien sûr sur son avenir –« oui, oui, j’y pense bien sûr » répondait-elle de façon laconique- mais se focalisait surtout sur les difficultés du présent. Oh !, elle les connaissait bien Ella ces petites biches qui passent leur temps à rêver, prêtant l’oreille aux sirènes de l’inconnu, promptes à se rebeller mais qui regagnent un jour le troupeau, une fois les rêves évanouis. Luana était plutôt de celles-là, brassant pour l’instant des tas de projets fumeux, histoire de se projeter ailleurs, d’être une autre, riant trop fort, d’un rire enfantin, cristallin, parlait trop à propos de tout et de rien. Finalement pensait Ella, elle était de ces natures fraîches et joyeuses que les revers de la vie ont du mal à entamer.

Antonella, que sa copine du marché appelait Ella, habitait un peu plus haut, dans une de ces rues étroites qui serpentent derrière les usines pour rejoindre la place de la République, le cœur du quartier. Elle vivait dans une pièce exiguë au-dessus d’une boulangerie qui diffusait une bonne odeur de pain cuit, mélangées à des odeurs de farine et de fournil un peu écœurantes. Peu à peu, cette odeur s’était insinuée dans son logis au point de tout imprégner, ses vêtements, son éternel fichu qu’elle ne quitte qu’aux grandes chaleurs ou même dans les fibres de son cabas ; elle-même avait fini par dégager une subtile odeur de pain cuit assez surprenante que personne ne semblait remarquer.
Je la croisais sans doute chez les commerçants du quartier d’où elle ne  sortait guère,  mais je n’en garde aucun souvenir. 

C’est elle qui me l’a raconté plus tard, « moi, je vous connais, enfin… de vue, comme on croise son voisin sur le pallier ou devant l’immeuble, vous savez, je n’ai rien d’autre à faire de mes journées… » commença-t-elle en me servant une tasse de thé. « Vous ne me voyiez pas, toujours la tête dans les nuages. Sans le savoir, vous me faisiez sourire avec votre air, non pas pressé de celui qui laisse tourner le moteur de sa voiture devant la boutique pour gagner quelques secondes comme j’en connais, mais ennuyé, lassé d’accomplir ces tâches quotidiennes. Vous me rappeliez un scénariste qui suivait à peine les scènes qu’on filmait, le nez dans ses papiers à noter et à raturer. » Ainsi, je la faisais sourire, je l’intriguais sans le savoir, sans me douter de l’intérêt qu’elle me portait, de sa curiosité pour tout ce qui l’entourait.

Moi, d’habitude plutôt enclin à vouloir passer inaperçu, j’étais sous le regard d’Ella qui s’amusait de mon impatience. Et elle qui fut naguère sur le devant de la scène, était devenue transparente. Paradoxe de nos parcours qu’un hasard avait fait se croiser.  Je l’avais probablement coudoyée quelquefois sur le marché ou chez les commerçants du quartier, sans lui prêter attention, passant indifférent devant ce banc où elle aimait s’attarder quand le temps le permettait. Je l’avais aussi croisée chez l’épicière de la rue Sainte-Anne, ma liste de commissions à la main, mes soucis à l’esprit, trop de choses en tête pour m’intéresser à cette femme falote qui attendait sagement son tour, un peu à l’écart vers les tonneaux de vin alignés sur un côté de la boutique.

Et puis un jour elle chuta devant moi, son pied vrillant sur le trottoir tandis qu’elle attendait pour traverser l’avenue. Je me précipitai juste à temps pour la saisir sous l’aine avant qu’elle ne s’étale sur la chaussée. Quelques pommes, trop heureuses de l’aubaine, s’enfuirent en roulés-boulés jusqu’au caniveau. Elle resta penaude, les bras ballants, ayant du mal à recouvrer ses esprits et voyant à peine qu’on lui tendait son cabas. Peut-être avait-elle été victime d’un petit malaise, peut-être son pied avait-il plus simplement glissé ou ripé, entraînant sa chute. 

Devant sa mine déconfite et sa cheville enflée, je lui proposais de la raccompagner chez elle tout en m’emparant du précieux cabas. Monter le vieil escalier de pierre raboteux, usé en son milieu fut une rude affaire car elle boitait de plus en plus et grimaçait en se cramponnant à la rampe de fer. 
Pour le moment, je pensais plutôt à mon rendez-vous en maudissant ce contretemps qui allait m’obliger à prolonger ma journée de travail. Je m’en voulais presque de cette bonne action qui perturbait mon emploi du temps.

Tout à mon souci de l’installer dans son fauteuil et d’ouvrir les persiennes à-demi closes, je ne prêtai pas attention à cette pièce encombrée de meubles et de bibelots. Mais quand je relevais la tête en regardant autour de moi, je restai scotché : les murs étaient tapissés de photos, les plus anciennes en noir et blanc de tous formats et les autres, les plus nombreuses, en couleur. Sur le mur du fond étaient disposées des photos de magazine au papier défraîchi, où elle apparaissait toujours souriante au bras des vedettes en vogue à l’époque que, pour la plupart, je ne connaissais pas.

Maintenant qu’elle était installée dans son fauteuil, le pied douloureux reposant sur un tabouret, elle me regardait avec malice. Je m’en aperçus et dus rougir car elle rit de bon cœur, oubliant sa douleur. J’étais confus qu’elle découvrît mon insistance à contempler sa collection de photos et ma rubescence dut encore augmenter car je ne trouvai rien à dire.

-   Je vois que vous êtes étonné de mon exposition.
-   Oui… plutôt, bredouillé-je, c’est une façon originale de décorer son appartement.
-   Je m’appelle Antonella mais avant on disait simplement Ella. Il n’y a plus que mon amie Olga, la marchande de fruits pour m’appeler encore ainsi. Vous pouvez vous approcher, si vous voulez, c’est bien moi la femme sur ces photos, une espèce de biographie en images. Enfin pour mes plus belles années car après…

Sans relever les points de suspension et le geste évasif qui les ponctua, je me présentai à mon tour et fis le tour de la pièce pour étancher ma soif de curiosité. J’eus du mal à reconnaître en elle cette belle femme aux formes magnifiques qui prenait la pose et souriait dans les bras d’une vedette de l’époque. Je bredouillai quelques mots, des banalités pour meubler le silence et éviter ainsi de constater l’évidence : le choc de ces images, la femme qui me faisait face et celle des photos, la femme lumineuse et celle de l’ombre. Elle vit bien sûr mon trouble, cet air embarrassé que je ne pus cacher - je ne sais rien dissimuler- mais ne montra rien.

-  C’était avant mon accident, s’excusa-t-elle. Vous êtes le seul depuis des années à voir mes photos, je n’ai pas la force de les retirer mais, à part mon amie Olga, personne ne les a vues. Trop de questions, trop d’étonnement, trop de non-dits surtout, je sais tout cela bien sûr, je vois d’avance la tête de mes visiteurs et leur air ahuri, leur gêne aussi. Je ne suis pas dupe, croyez-moi. Vous qui les avez vues, permettez-moi de vous supplier de n’en parler à personne, de garder pour vous mon secret, d’oublier la femme que j’ai été et que je ne suis plus depuis longtemps.
La gravité de son visage me met encore plus mal à l’aise, alors je hoche simplement la tête, trop ému pour risquer un commentaire.

- Euh… c’est bien vous sur toutes ces photos, dis-je bêtement, toujours à la recherche d’une remarque perspicace ou d’une phrase pertinente,  mais l’étonnement se lisait sur mon visage.
- Ne vous excusez pas, je comprends trop votre réaction. L’habitude.
- Vous deviez avoir une vie extraordinaire.

Elle murmura simplement en se tournant sur le côté : « je me sens fatiguée à présent,  je crois que je vais me reposer. » Je ne sais si elle s’endormit presque aussitôt ou si elle feignit le sommeil pour couper court à  cet entretien qui nous mettait tous deux mal à l’aise mais je me sentis soulagé de son initiative.

Le lendemain, j’allai prendre de ses nouvelles, non sans une certaine inquiétude mêlée de curiosité, envie d’en apprendre un peu plus sur son curieux itinéraire qui l’avait menée au sommet de la gloire jusqu’à ce quartier de banlieue où elle avait échoué.

D’après le médecin, elle en avait au moins pour quelques jours à être immobilisée, sans compter la rééducation  –« me voilà impotente à présent, se lamentait-elle- à ne guère pouvoir poser le pied à terre. » Aussi après quelque hésitation, dut-elle se résoudre à me demander d’aller prévenir son amie Olga de sa mésaventure. Olga était comme elle, une silhouette que j’apercevais les jours de marché derrière son éventaire, vendant des légumes et surtout les fruits de saison. Je l’avais remarquée parce que j’aimais sa façon de présenter ses fruits, surtout les différentes variétés de pomme qu’elle disposait selon les couleurs : le vert des Granny Smith se mélangeait harmonieusement avec le jaune tendre des goldens, les gris et gris-vert des canadas qu’elle rangeait en dégradé, des Antarès à la robe rosé veinée de bistre qu’elle mélangeait avec des reinettes au jaune pâle et différentes variétés de pommes rouges, mélange de ‘red delicious’, de melrose, d’astrakan et starking au rouge profond. Délice pour les yeux avant de devenir délice du palais.

Ses compositions me rappelaient les étals multicolores d’épices que j’avais connus en Tunisie ou en Turquie. En fait, voilà ce qu’elle était pour moi : la femme aux pommes, une petite femme boulotte entre deux âges qui se tenait toujours à la même place, entre le camion du boucher et la buvette, « un bon emplacement » me dit-elle en plissant les yeux. Je promis pour le lendemain.

J’eus quelque peine à trouver le domicile d’Olga, une maison minuscule cachée derrière un bloc de HLM. Pour aller chez elle, il fallait passer par le couloir d’un immeuble, aller jusqu’au fond et par une porte, déboucher sur une minuscule cour intérieure où les locataires venaient étendre leur linge.  Sa maison était adossée à un haut mur de hangar. J’eus quelque difficulté à me faire ouvrir sa porte tant elle paraissait à la fois surprise et inquiète de ma visite.

Chez Olga, je retrouvai stupéfait le même décor que chez Ella. Elle vivait dans une grande pièce un peu sombre, tapissé des photos de son amie, disposées en thématique : Ella et son chien, Ella et ses chats, Ella au festival de Cannes, au festival de Venise, Ella à la plage… Elle me lorgnait en coin, amusée de ma surprise, tout en virant un chat pour me faire asseoir.

- C’est une vraie galerie de portraits chez vous, dis-je pour amorcer la conversation. Je devais avoir l’air ahuri devant cet étalage qui ressemblait à du  ‘déjà vu’, mes regards en coin pour éviter de trop jouer au voyeur.

Elle m’offrit la tasse de thé rituelle en se lamentant sur le sort de la pauvre Ella, « une femme qui n’avait pas eu de chance dans sa vie ».  J’avais beaucoup de mal à la suivre car elle faisait allusion à des événements qui m’étaient inconnus mais jamais je me serais autorisé à l’interrompre.

- Je lui rendrai visite dès que vous serez parti, j’irai lui acheter une baguette de pain et je lui porterai des pommes, ça lui fera plaisir.

Message reçu : il va falloir écourter la visite. La pauvre Ella n’avait pas fini de manger des pommes durant sa convalescence ; elle allait en voir de toutes les couleurs. Je tentais une ultime ouverture. « Parlez-moi d’elle » soufflais-je en fixant le fond de ma tasse. Les yeux au plafond, elle soupira de nouveau en haussant les épaules.

- Elle est ma grande amie, ma sœur, je suis trop inquiète maintenant et j’ai scrupules à vous raconter sa vie. Si elle ne l’a pas fait, c’est qu’elle a ses raisons et ce n’est pas à moi de le faire.
Fin de non recevoir. Manifestement, ce n’était pas le jour et je regrettais déjà mon initiative. J’avalais le reste de ma tasse de thé et prit congé. « Merci pour le thé, je me permettrai de repasser pour prendre des nouvelles ».  Mieux valait prendre date pour une prochaine fois.

Le lendemain, après un bref passage chez Ella qui gémissait de son état, immobilisée, le pied sur une chaise avec un beau pansement tout neuf, j’étais de retour chez Olga. De nouveau, j’eus droit à une tasse thé –en fait elle était ravie d’avoir de la visite et de faire l’intéressante- et de nouveau je regardai l’exposition de photos en risquant un petit commentaire sur sa beauté plastique.

- Oui, en effet elle est superbe, n’est-ce pas ; c’est bien Ella au temps de sa splendeur quand elle était jeune et célèbre, quand elle faisait tourner la tête des hommes, quand elle me faisait rêver. Comment seulement imaginer qu’un jour elle deviendrait ma meilleure amie. La vie réserve de ces surprises ! Elle est si naturelle ainsi, avec ce sourire, ses poses inimitables, une vrai réussite de la nature. Mais la vie et les drames qu’elle a vécus ont fini par la détruire, la pauvre… 

Á l’en croire, elle aurait connu de grands bonheurs et de grands malheurs. Elle me parlait de malheur, mais je ne voyais rien parmi ces photos qui pût y faire allusion. « Ce que vous voyez aux murs, ce sont les photos du bonheur ; le malheur, on voudrait l’oublier, on n’a pas besoin de l’afficher. »  Maintenant, après toues ces années d’un parcours aussi chaotique,  une vie partagée entre gloire et malheur, Ella avait rejoint Olga, maintenant elles avaient vraiment le même âge, comme si elles avaient traversé les mêmes déceptions, reçu les mêmes honneurs. Elles restaient aussi évasives sur leur vie, aussi rétives l’une que l’autre à évoquer leur passé. Face à mon insistance, Olga pratiquait la digression à haute dose ou changeait carrément de sujet.

Que répondre à la dignité lasse et désabusée que je lisais sur son visage, un visage où les rides rejoignaient celles d’Ella. Á présent, elles avaient vraiment le même âge. Autant Ella avait été évasive, rétive pour parler de son passé, autant Olga, mise en confiance, aimait raconter, ponctuant son récit de longues digressions sur tout ce qui lui traversait l’esprit.

- Parlez-moi d’elle, lui disais-je sans préambule en la fixant droit dans les yeux.  Ce jour-là, elle soupira en reposant sur la table un sucrier décoré de fleurs roses comme en avait ma mère et s’assit lourdement sur une chaise branlante.

- Sa vie, on peut la résumer par tout ou rien. Moi, voyez-vous, il ne m’est rien arrivé. Avec elle, quand elle se  raconte, c’est comme si je participais, comme si je l’avais suivie dans cette vie fastueuse, cette vie de rêve qu’elle a menée pendant presque quinze ans.  Oui monsieur, pratiquement quinze ans qu’elle a vécu pleinement comme si elle pressentait que ça s’arrêterait un jour sans crier gare. Pour elle, mourir tôt ou tard, c’est pareil. Un jour de déprime, elle m’a avoué : « Il y a bien longtemps que je suis morte. » Pour moi bien sûr, c’est différent. Ma vie a pris un sens quand je l’ai rencontrée.

Elle m’expliqua que pour Ella, la vie s’était arrêtée avec son accident… Après c’est comme si elle était atteinte d’amnésie, comme si elle voulait effacer toute traces de souvenirs, l’ignorer pour avoir moins mal. Trop douloureux. Après la gloire, déchoir est terrible, c’est tout perdre du jour au lendemain. Quand par étourderie Olga y fait allusion, alors Ella se referme, fait de gros yeux de reproche et se sauve au premier prétexte. Il faut savoir la prendre… et être patient.

Olga plongea dans ses souvenirs, me parla pour la première fois de sa vie ; elle était ailleurs et ne me voyait plus. Sa pauvre vie, celle des pauvres justement qui n’ont guère que leurs soucis quotidiens auxquels se rattacher. Peu de références chronologiques, une fête, une communion, un mariage, les rares événements qui rythment une vie de travail.

Le lendemain, pressé de revoir Ella, je retournai la voir. Elle clopinait autour de la table en préparant le thé, heureuse et contrariée de me revoir. Contente d’avoir de la visite tout en sachant très bien pourquoi je venais. Surprise : Luana entra presque aussitôt en martelant le carrelage de ses talons, le cabas à carreaux sous le bras.

- Oh ! Elle est gentille cette petite, n’est-ce pas. Elle s’est proposé de faire quelques courses pour éviter les trajets à Olga. Cette pauvre  Olga avec ses varices se déplace avec difficulté.
Luana l’aida à préparer le thé comme si elle était chez elle, avec un naturel qui me troubla. Elle babillait comme d’habitude, gazouillis d’oiseau ponctué de petits rires cristallins qui emplissaient tout en nous berçant. Ella buvait son thé avec l’air pénétré qu’elle devait prendre dans les cocktails de sa jeunesse. Je lui en fis la remarque.

- C’est quand j’ai commencé à être connue que j’ai appris à boire du thé, les cocktails, c’était une autre ambiance. Je ne savais même pas  que boire le thé, ça s’apprend, ce n’est pas inné, être trop rigide ou mettre le petit doigt en l’air. Non, chez mes parents,  on buvait du rouge comme les gens du midi, comme chez les ouvriers. Après, j’ai pris des manières.

Olga l’a un peu plaisantée, c’était sa petite revanche sur Ella et sur le destin. Elle n’aurait jamais pensé à faire comme Ella, à rompre avec son milieu et se lancer à l’assaut de la vie, elle n’aurait jamais songé à ‘réussir’ car chez elle, réussir n’existait pas, vivre c’était travailler et travailler encore honnêtement.

Ella parlait d’un ton neutre comme s’il s’agissait d’une autre, comme si son histoire ne la concernait pas vraiment. Je lui en fis de nouveau la remarque. Elle grimaça et alla se reposer dans son fauteuil.
- Que voulez-vous, dit-elle en soupirant, cette époque me paraît si lointaine, comme si j’étais une autre. J’en viens à mélanger les dates, c’était en telle année… non, probablement en… et puis quelle importance ! Sans doute que les événements n’ont que l’importance qu’on leur donne. Ceux qui ont marqué ma vie d’alors me semblent si dérisoires, si lourds à porter aussi… Je prenais tout au sérieux, la moindre vétille me mettait dans tous mes états, une faute de maquillage, une faute de goût et j’étais aux quatre cents coups. C’est fou à dire mais je passais des nuits blanches à me ronger les sangs pour des riens. Personne ne le savait, le public ne voit que les paillettes, que ce qu’on veut bien lui montrer…

Elle s’agitait sur son fauteuil, gênée par ces confidences qui lui échappaient, nous laissant attentifs, le nez dans notre tasse de thé. Elle se tut quelques instants, peut-être pour chasser les images qui affluaient, ces images qu’elle refoulait depuis si longtemps puis elle reprit son récit.

- Un jour, mon impresario d’un geste théâtral a déchiré ma photo à la une du magazine ‘Star’ en criant : « Ma petite, voilà ce qui t’arrivera si tu continues à n’en faire qu’à ta tête et à négliger mes conseils. » Mais il n’arrêtait pas de m’en donner de ses satanés conseils –fais ci, ne fait pas ça…- j’étais un peu orpheline dans ce monde étranger.

- Tu as parfois des idées bizarres, lui rétorqua Olga. Qu’est-ce que tu t’embêtes avec ce genre de problèmes ? Il y en a  bien d’autres dans la vie, et des plus sérieux !

- Je ne savais pas alors que rien n’est sérieux. Olga ne veut pas me croire, elle pense qu’il s’agit de caprices, des idées de riches qui n’ont rien d’autre à penser. Elle a un côté émouvant avec ses idées bien rangées dans sa tête et son sens aigu de la propriété. Au fond seuls ceux qui ont tout ou qui n’ont rien peuvent avoir des certitudes, au milieu c’est informe, c’est un marais.

Moment d’abandon. Luana, très émue, écrasa sa larme et entreprit de rincer les tasses. Ella accusait le coup, le regard vide, ailleurs, elle murmura encore quelques mots que je ne compris pas puis elle s’assoupit, la tête glissant contre le bras du fauteuil.
 
  
Rues du quartier


2ème partie – Mystérieuse Ella

Je profite de la quiétude de cette nuit perle, au ciel étoilé, pour laisser ma plume évoquer Luana. Pas tant son histoire, il faut préserver la part de mystère, mais ce qui fait d’elle une personne unique saisie dans son altérité. Mais pourrais-je jamais vraiment saisir la part la plus ineffable de sa personne, irréductible à toute connaissance véritable ?  Ceux qui la connaissent se sont bien sûr forgé leur propre image à partir de leur propre monde onirique, de leurs préjugés ou de leur imaginaire, l’épicière, la concierge des logements ouvriers en face de chez Olga, la pimbêche de la rue Eynard et ses regards de reproche, Olga et ses soupirs, Ella bien sûr, Ella si lucide et qui hausse les épaules  en écoutant les jérémiades d’Olga.

Les pièces assemblées ne ressemblent pas tant à un puzzle qu’à un collage aux éléments juxtaposés, qui se chevauchent et coïncident rarement. Un désordre créateur que je m’efforce de traduire en mots. Pas d’histoire mais une certaine vision à tracer dans l’épaisseur de cette nuit, dans la solitude de mon île d’ombres autour du silence nimbé de la création.

Luana, je l’ai retrouvée chez Ella, affairée au repassage, joyeuse et contente de vivre, comme à son habitude, fredonnant un air à la mode. Puis chez la boulangère, le cabas des courses à la main, pestant contre la pluie qui crottait ses belles bottines vertes et même sur le marché aidant Olga à vendre ses pommes. Olga disait, admirative, qu’elle possédait la bosse du commerce. « Avec son bagout, elle vend deux fois plus que moi maintenant; elle a vraiment trouvé sa voie. » Je lui en fis compliment, ironisant sur ‘la fée du quartier’. 

Elle haussa les épaules en rosissant : « Oh, vous alors, vous avez toujours le mot pour rire. » J’aimais la taquiner, lui tourner le compliment pour la voir rosir. Son visage s’empourprait alors à son insu et l’on pouvait y lire à livre ouvert. Impossible pour elle de dissimuler, le rouge aux joues la trahissait. Malgré son entregent, sa gentillesse naturelle, elle tenait les hommes à distance, méfiante et assez futée pour les voir venir de loin. Ella la qualifiait ‘d’industrieuse’, une abeille qui sans relâche, butinait son quartier. Mine de rien, elle la briffait, lui apprenait à prendre du recul face aux difficultés et d’apaiser les relations avec sa mère.

J’eus du mal à cerner leurs relations, interrogeant sans insister, recoupant leurs propos, « vous êtes toujours dans mes jambes à poser des questions, m’apostrophait parfois Luana, allez plutôt chercher du charbon à la cave… », l’air fâché mais je n’étais pas dupe de son ton rogue et de ses gros yeux. Elle avait aussi l’art de changer de sujet et Olga me lançait de grands regards de chien battu en filant vers le fond de la cuisine.

Cependant Ella s’épanchait plus volontiers quand nous marchions pendant sa rééducation, jusqu’au parc Ferrand où elle pouvait faire des pauses sur les bancs distribués autour du jardin d’enfants. On discutait, on regardait les enfants jouer dans le bac à sable ou dans le labyrinthe tapissé de plaques de couleur. Appuyée sur une cane, elle levait son bras libre en soupirant : « Ah ! Sa mère, sa mère, toujours à la tracasser, comme si ça pouvait changer quelque chose ! Toujours à la sermonner, à lui seriner ses propres échecs, "Méfie-toi des hommes, ne te laisse pas embobiner, ils promettent… ils promettent…" ce qu’elle a pu l’entendre cette phrase Luana. »

Elle avait visiblement besoin de s’épancher, surtout sur moi qui prêtais une oreille favorable à son besoin et ces moments particuliers où nous étions tous deux en train de deviser tranquillement. « Elle lui serine toujours la même chose, continuant sur le même registre, « "Ah que j’étais sotte, ah si c’était à refaire, si je pouvais revenir en arrière, ne fais pas comme moi, ne fais surtout pas les mêmes erreurs…" Son obsession, c’était que sa fille se fasse ‘une place au soleil’, ce qui est louable mais agissait plutôt comme un repoussoir, Luana ne pouvant plus supporter ses jérémiades. »
Et pendant très longtemps, Luana fit ce rêve d’un soleil noir, se réveillant brutalement en sueur, fascinée par une sorte d’éblouissement magnétique, comme Meursault juste avant son meurtre, jusqu’au réveil brutal. Le jour, les mots de sa mère lui passaient ‘par-dessus la tête’, un bruit de fond qui la traversait sans apparemment laisser de traces, « ne dépend jamais d’un homme ma fille, ni d’un mari, ni d’un patron, ni de personne d’ailleurs, ne compte jamais que sur toi, tu m’entends… »

Luana ne répondait pas mais les mots devaient faire leur chemin, s’insinuant jusque dans ses rêves et Ella tentait de jouer les antidotes, glissant dans la conversation des contre-exemples, lui lisant ce qu’elle aimait, des passages d’une biographie d’Isabelle Eberhardt, la fascination qu’elle avait exercé sur le maréchal Lyautey qu’elle connut au Maroc : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire, écrivait le futur maréchal. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé… de tout cliché et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! J’aimais son prodigieux tempérament. » Belle profession de foi, commentait Ella, face aux grands yeux incrédules de Luana qui découvrait avec avidité cette vie pleines d’aventures.

Et Ella poussait alors ses pions, « quel exemple n’est-ce pas, autre chose qu’une star de mon acabit ma petite, quel destin pour ces pionnières qui partaient à l’aventure. Isabelle ne fut pas la seule d’ailleurs, d’autres femmes ont sillonné le Sahara à cette époque qu’on appelait ‘la Belle époque’, pour les privilégiés en tout cas. Si Isabelle Eberhardt mourut jeune, noyée dans sa maison de Aïn Sefra par la crue soudaine d’un oued, " la mort, je sais que son approche amène instantanément un détachement absolu, un renoncement définitif aux choses de ce monde" a-t-elle écrit dans son autobiographie, une femme comme Odette du Puigaudeau devint nonagénaire. »

Elle lui montra une photo d’Odette du Puigaudeau qui, dans les années trente, sillonna ‘le pays des sables’, la Mauritanie de la côte à Tagânt où elle pose, toute fière sur son chameau, regardant les touaregs qui, admiratifs, en connaisseurs de ces lieux si durs pour les hommes, la qualifient de ‘femme-marabout’ qui voyage comme un guerrier. Ella n’avait rien oublié de ce rôle inédit pour elle où elle jouait cette héroïne Isabelle Eberhardt au caractère bien trempé, qui lui avait demandé de s’investir dans le personnage contrairement à ses rôles précédents. « Un vrai  rôle » lui avait confié le metteur en scène et elle avait saisi dans sa dimension la plus concrète combien ce rôle allait compter dans sa carrière.

«  A ce jeu-là, que peuvent les stars ?  » commentait Ella, rêveuse. Même la grande Marilyn Monroë qui disait : « Je ne peux pas me retricoter un passé… Une maille à l’endroit quand ça m’arrange, une maille à l’envers quand ça me dérange. Je suis sûre d’avoir vécu bêtement l’existence d’une autre qui s’est laissée faire et refaire. " » Elle sembla réfléchir un moment… on rêver.  « Quoi dire de plus » bougonna-t-elle se levant en s’aidant de sa cane pour le trajet retour. Elle avait d’autres exemples dans ses souvenirs, tous aussi édifiants.  

En longeant la rue du parc Ferrand, elle me prenait parfois le bras : « N’écoutez pas Olga, elle vit d’illusions, elle fantasme son histoire, ne retient que ce qui lui plaît. » La grande avenue se couvrait de larges feuilles des platanes que les cantonniers n’abondaient pas à ramasser. En cette saison, ils reprenaient chaque matin leur ronde de pelles et de balais, refaisant inlassablement les mêmes gestes. A dix heures, ils nous rejoignaient au ‘bar de l’avenue » pour le café traditionnel. Quand Olga venait, elles grattaient quelques tickets de loto, toutes excitées de cette bulle d’incertitude.

Je compris alors pourquoi elle aimait tant Luana et voulait absolument l’aider : elle se retrouvait en elle, revivait sa jeunesse, même banlieue, même genre de famille avec une mère qui baisse les bras, qui se lamente sur sa condition, un père peu présent, plutôt marginal, inadapté à ce monde précaire, petite vie étriquée et volonté farouche, de rêver à d’autres horizons. Luana, c’était elle quelque quarante ans auparavant. J’émis l’hypothèse mais elle écarta d’un geste ma prétention : « J’ai mon histoire, elle a la sienne, rien ne se reproduit tel quel. »

Je n’insistai pas. Pourtant, après ces demi-confidences faites par une belle journée qui peut-être y contribua, elle me réserva une grande surprise. Se levant lourdement, elle retira d’un tiroir de son buffet une grosse reliure débordant de documents. Puis chaussant ses lunettes sans un mot, elle choisit quelques feuillets qu’elle étala sur la table. D’abord la une d’un magazine qui, en surimpression d’une photo d’Ella, titrait : « La SUBLIME»  et vers le bas, en caractères plus petits,  « sa beauté lumineuse ». « Propos de journaliste », bougonna-t-elle.
 
  
Rues du quartier


Elle caressait la page de papier glacé d’un geste machinal, le visage durci et je sentais le désarroi percé dans son regard sans expression. Elle soupira et me tendit la photo suivante où elle rayonnait dans une superbe robe-fourreau en lamé moulant parfaitement son corps. « On ne peut s’imaginer ce qu’il faut de temps et de travail pour en arriver là. Si vous saviez ! Et encore, à l’époque aucune système de retouche d’images pour corriger les petites imperfections. » Puis ensuite, une image de son apogée : la brune type, la brune pulpeuse qui plaît aux producteurs qui pensent qu’une tête comme ça vaut tous les bons scénarios. 

D’autres titres, d’autres photos défilent sous mes yeux, Ella seule ou en compagnie d’autres vedettes connues encore aujourd’hui ou, comme elle, tombées dans l’oubli, témoins de sa splendeur d’alors, témoins d’un passé récent qui paraît pourtant si lointain … quelques tours de piste et on passe à autre chose, place à la génération suivante qui pousse déjà, impatiente. Une dernière photo dont l’odeur doucereuse évoque la contingence du succès, l’intérêt qui s’estompe dans la brume de l’habitude, le déclin et les feux de la rampe qui s’éteignent.

J’avais beau scruter son visage, je ne retrouvais rien de son expression d’alors, de ses traits juvéniles, rien de ses longs cheveux bruns légèrement ondulés qui tombaient en vagues sur ses épaules, ses lèvres finement ourlées qui s’ouvraient généreusement sur des dents éclatantes. Tout ce qui faisait son orgueil. Je revins plus tard une fois m’assoir sur ce banc du parc Ferrand où nous avions devisé librement, même si elle écartait parfois d’un revers de main une question gênante. Elle avait évoqué ses débuts plutôt déshabillés dans des films publicitaires à petit budget où elle dévoilait autant ses charmes que son large sourire. « Il faut bien vivre n’est-ce pas » comme pour s’excuser de cette époque où elle aurait tout accepté pour se faire connaître. On le lui avait tellement seriné qu’elle ne pensait qu’à ça. Débuts modestes mais prometteurs. Et puis le coup de chance, « le coup de pouce du destin, la bonne rencontre au bon moment, il n’en faut pas plus et c’est ce qui m’est arrivé… et un petit pépin suffit aussi parfois à vous faire dégringoler de votre piédestal. C’est pour cette raison que j’ai souvent eu peur de ce succès inespéré qui pouvait finir comme il avait commencé. »

Le producteur Sergio Raymondi la remarqua par hasard dans une publicité. Coup de cœur, il lui proposa un rôle majeur dans une superproduction "Bacchanales romaines" avec en toile de fond, le règne de l’empereur Claude où elle interprétait successivement le rôle de ses deux épouses Messaline et Agrippine. Tout un programme. Scénario nul évidemment. Succès de scandale mais succès quand même, ce qui était sûrement le but poursuivi. Du jour au lendemain, on connaît son nom, on admire sa plastique dans les magazines, on écrit même parfois qu’elle a du talent. Elle prêta ensuite son corps aux aventures sulfureuses de Liane de Pougy et aux biographies revisitées de la comtesse du Barry et de Lucrèce Borgia. De temps en temps, un peu de brume dans les yeux, elle pensait avec nostalgie à un grand rôle au théâtre ou même à une belle héroïne de western. Raymondi lui répondait, évasif, « oui, oui, plus tard… on verra …  » et elle comprenait que ce serait à la Saint glin-glin. Elle se consolait en se disant qu’elle avait déjà eu une chance folle et qu’il ne fallait pas trop demander au destin.

L’année suivante, avec le soutien de Raymondi, elle décrocha le rôle vedette dans "Descente aux enfers", une sombre histoire d’amis qui se battent pour l’amour d’une femme de rencontre, Ella bien sûr, qui jouait de ses charmes, les manipulait sans vergogne, jeu dangereux qui finit par un drame. C’est lors de ce tournage qu’elle connut le jeune premier alors en vogue Georges Ghika qui chavirait le cœur des midinettes et lui ravit le sien. « Quel choc ce fut pour moi, m’avoua Ella, quand je l’aperçus sur le plateau, souriant et décontracté, objet de tous les regards. A peine me vit-il alors, sollicité de tous côtés. Présentations fugaces de Sergio, je ne pus articuler un mot, impressionnée par son sourire ravageur et une décontraction si naturelle qui n’appartient qu’à lui. »

Dès lors, elle connut les plus belles années de sa vie, « cinq ans, je n’ai vraiment vécu que cinq ans dans ma vie, mais je les ai vécues pleinement. Après … » Après, ce n’est pas elle qui m’en parla mais toutes ces photos, tous ces magazines me donnèrent une idée. Adulée comme elle l’était à sa grande époque, il devait bien exister des documents qui évoquent, qui relatent sa vie et les événements douloureux qu’elle vécut alors.

Effectivement, mes recherches furent simples, après cinq d’une carrière sans ombre, le drame s’abattit brutalement sur son destin. Comme souvent, elle fit les gros titres des magazines mais avec une photo terrible que même maintenant, elle refuse de voir : celle d’une voiture amas de tôles tordues au fond d’un ravin. Le beau conte de fée prit fin ainsi, parmi des roches à fleur d’eau au bord d’un torrent. Georges Ghika mourut dans l’accident et ce fut pour elle un nouveau choc d’apprendre sa mort quelques jours plus tard.

Elle, après plusieurs jours de coma, survécut, mais dans quel état. Fractures multiples, corps ravagé, mutilé par de nombreuses opérations, une femme tétanisée, sans ressort. E un certain sens, morte aussi.

Les journaux à sensation diffusèrent quelques photos d’Emma où, malgré le maquillage, l’on distinguait les traces de l’accident et un fond de détresse dans son regard. Elle suivit l’enterrement de Georges Ghika à la télé, dans les magazines, clouée sur son lit d’hôpital. Son corps meurtri, son principal atout, devenait subitement un handicap d’autant plus inquiétant que, impotente pendant des mois et dépressive, elle avait beaucoup grossi et ne se supportait plus. Rançon d’une gloire précaire, son nom disparut des magazines,  dissoute, rejoignant le cortège des stars déchues.

Elle connue le parcours du combattant des mutilés, opérations, hôpital, opération, hôpital, rééducation, convalescence, une longue bataille contre ce corps qui refuse d’obéir. Après, elle n’était plus rien, on n’entendit plus parler d’elle ; elle était redevenue transparente après ces années où ses fans l’adulaient, attendaient des heures pour un sourire ou un autographe. Moi-même, malgré de longues recherches, je ne sus jamais ce qu’elle advint pendant les années suivantes et comment elle échoua dans ce quartier d’une lointaine banlieue. Oubliée, anonyme parmi la foule, avec les souvenirs qui la hantaient.

A force d’être oubliée, elle s’était oubliée au point de n’être plus rattachée à ce passé que par une valise de souvenirs qu’elle n’ouvrait jamais, boîte de Pandore qu’elle redoutait mais dont elle n’aurait à aucun prix voulu se séparer. Même si seulement la regarder lui faisait mal. Une valise que cependant elle ouvrit pour Olga et pour moi… une seule fois. Cette partie de sa vie, c’est sa part d’ombre, un voile de mystère qu’elle gardera sans doute pour toujours, jalousement.

Elle put bientôt abandonner ses béquilles et reprit sa vie ‘comme avant’, avec les promenades dans le quartier, ses visites à la chapelle de l’église Notre-Dame où elle aimait à aller se recueillir. « ‘Comme avant’, ça n’existe pas, me rétorqua-t-elle en haussant les épaules, comment croire que tout pourrait continuer comme ça, normalement, après une rupture ; non, ce n’est jamais comme avant, j’en sais quelque chose ! » Elle se plaignait souvent de douleurs à la cheville dont rien ne la soulageait, pas même les massages.

Malgré tout, elle rendait maintenant visite à Olga dont la vue déclinante faisait qu’elle ne sortait plus guère de chez elle. Luana la remplaçait souvent au marcher pour tenir son modeste étal et vendre ses assortiments de pommes. Une Luana radieuse de cette promotion inattendue, rangeant ses robes extravagantes pour un jean et  un gros pull mieux adaptés à sa nouvelle activité. Ella m’évitait maintenant – peut-être regrettait-elle ses confidences- et bougonnait sur leur sort peu enviable, Olga et sa vue déclinante, elle et sa cheville toujours douloureuse, « et Olga, hein, quand est-ce qu’elle sera ‘comme avant’ ? Injustices insupportables qui ont le don de me mettre en rogne. »

 Et puis un jour, peu après l’hospitalisation d’Olga, elle disparut. Nul ne la revit jamais dans le quartier. J’ai craint un temps qu’il ne lui fût advenu malheur mais elle avait résilié son bail et déménagé. Départ mûrement réfléchi. Je lui en voulus pendant longtemps de cette trahison, cette volonté de rupture qui niait notre amitié. Mais sa vie n’avait-elle pas été faite de ruptures.
Nous aussi sommes partis peu de temps après, moi très loin d’ici pour une rupture totale, besoin de repartir sur de nouvelles bases, besoin de rompe à mon tour avec Ella, de nier  notre relation, comme elle l’avait fait, Olga plus près d’ici dans une maison de retraite, très affaiblie. Luana continue de vendre ses pommes au marché, par tous les temps et avec sa bonne humeur habituelle. Je me souvenais des mots d’Ella empruntés à Isabelle Eberhardt : « Il ne s’agit pas de vivre mais de partir. »

Ella a rejoint un autre ailleurs, un nouvel anonymat. Si par miracle un jour vous la voyez passer, vous la reconnaîtrez sans doute avec son sacré fichu gris négligemment noué et son cabas fatigué à carreaux rouges et verts. Si vous la voyez, faites lui un petit signe d’amitié, le plus discret possible pour ne pas l’effaroucher, et laissez-la simplement marcher vers son destin.

Un jour, peu de temps après la fin de sa convalescence, Ella disparut. Personne, pas même les commerçants du quartier, ne put me dire ce qu’elle était devenue. Sans doute affolée par les pans de sa vie qu’elle avait peu à peu dévoilée, elle s’était sans doute réfugiée dans un autre anonymat. Olga fut tétanisée par le départ subit de son amie, mortifiée qu’elle ne l’eût pas avertie. Jouait-elle la comédie avec moi, était-elle quand même dans la confidence… non, j’en acquis la certitude quand je vis vraiment dans ses yeux son désarroi, la distance qu’elle mettait dans nos rapports, ce chagrin qu’elle ne pouvait pas exprimer autrement. Sa vue déjà déficiente, baissa encore et elle se replia chez elle, refusant même de m’ouvrir.

Je ne sus si elle était vraiment malade ou si elle se laissait désormais aller, sans repères, sans avenir, perdue dans son univers qui rétrécissait de jour en jour.  Apparemment fatiguée de vivre. Vexé par son attitude, je résolus de mettre de la distance dans nos relations et de prendre le large quelque temps.

L’année suivante, je trouvai dans ma boîte aux lettres ce simple papier sur lequel elle avait tracé ces mots d’Isabelle Eberhardt : « Il ne s’agit pas de vivre mais de partir. »
Si vous la voyez passer d’un pas fatigué, vous la reconnaîtrez avec son fichu gris négligemment noué et son cabas à carreaux rouges et verts. Si vous la voyez passer, faites-lui un petit signe d’amitié discret pour ne pas l’effaroucher, regardez-la simplement marcher vers son destin. Elle en a déjà parcouru la majeure partie.

Notes et références
[1] Isabelle Eberhardt, "Mes journaliers", édition de La Connaissance
[2] Odette du Puigaudreau, "Pieds nus à travers la Mauritanie", édition Plon


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mardi 12 mai 2015

June Perray (JP 2)


June et l'ami allemand                                                                            - p 13 -
 
« A-t-on jamais construit une civilisation à partir du désir et du doute ? »
É
rik Orsenna, "Les chevaliers du subjonctif"
 
Dieu sait quelles divergences nous avions avec Rudi, moi June la petite militante besogneuse et lui avec son aura de leader. Un immense respect pour la personne aussi bien que pour le militant. Une immense compassion pour cet homme meurtri dans sa chair par un attentat inique. On fonctionnait au coup de cœur, des emballements au gré des combats qu'on avait menés. J’ai toujours été ainsi, question de courant, qui passe ou ne passe pas ; je le sens, c'est tout; immédiatement, par instinct. Avec Bernard Vélacle ou Jeau-Paul Morand par exemple, quelques regards, quelques mots et j'ai senti qu'on était fait pour s'entendre, qu'on pourrait mener bien des combats communs. Et c'est bien qui qui s'est passé.

Avec Rudi Dutschke, j'ai tout de suite été sous le charme. Les fameuses connexions cérébro-spinales je suppose. Les vibrations des neurones qui provoquent des vibrations de l’échine... Il avait le don pour vous mettre dans l'ambiance chauffer l'assistance, un naturel qui lui servait de carte de visite.
Il s'arrangeait toujours pour dire ce que nous avions envie d’entendre, il parlait comme nous avions envie de parler, avec cette présence et cette verve qui faisaient le sel de ses interventions. Un phrasé rythmé ponctué de courts temps de pause, comme s’il reprenait son souffle, cherchait ses mots, laisser planer le doute sur la suite, avant de reprendre le fil de son discours.
Rudi à Bonn en 1979
On s’était connu lors d’une conférence que Rudi donnait à la Mutualité. Une conférence sur le thème "Démocratie et terrorisme". Thème récurrent, assez bateau même, si ce n’était les positions très personnelles de Rudi, sa façon d'aborder le sujet, assez iconoclaste pour tout dire. Il arrivait auréolé de ses années de lutte contre le pouvoir allemand aussi bien que l’attentat auquel il avait par miracle échappé. Un ressuscité. On charriait le militant athée d’être un miraculé béni des dieux mais il en gardait des séquelles qui lui seront fatales quelques années plus tard. Quand on le titillait, il jouait le jeu, sachant que plus il réagirait, plus on en remettrait. Bernard était un artiste du genre, toujours prêt à lancer une vanne, à l’affût d’un bon mot, à déstabiliser par une remarque cinglante.Mais avec Rudi, ça ne marchait pas.
                                                                                          - page 14-
C'est vrai, nous étions tous sous son charme. Son allure décontractée de jeune homme attardé cachait des convictions  chevillées au corps. Quand il prenait la parole, les mains toujours en mouvements et le regard perdu dans le lointain, il devenait différent, métamorphosé par une expression enflammée, habité par son sujet, tour à tour volubile et extatique, reniflant son auditoire pour mieux faire corps avec lui. Une bête de scène. 

« En fait, ce qui nous rapprochait, c'était nos différences. »
Selon June, ce qui les rapprochait, c’était leurs différences. Elle n'était pas à un paradoxe près et par provocation, le répétait à qui voulait l'entendre. Ce « différentiel de points de vue » aurait dit Sacha, était le produit de vie et d’expériences sans commune mesure. Quand les extrêmes ne peuvent plus se rejoindre.
June adorait partager son expérience
sur les sujets qui lui tenaient à cœur et avec  les gens qui lui plaisaient –« seul le dialogue est créatif et fructueux » disait-elle  en prenant des poses de petite fille.


Les discussions sur les fameuses "bases théoriques" l'exaspéraient et elle disait parfois, lassée d'un temps qu'elle considérait comme gaspillé, « il est grand temps de s'élever au-dessus de nos bases théoriques, camarades… » Avec Rudi, pas question de théorie, on parlait réalité, on tentait de tirer des enseignements sur le déroulement de telle ou telle action« ah, s'écriait June, les Allemands ont quand même plus les pieds sur terre que nous ! » 

De la conférence de Rudi, elle était sortie revigorée, avec un enthousiasme qu'elle voulait absolument faire partager. Accrochée à son regard langoureux, à cet accent traînant qui accentuait la dramaturgie de son discours, elle perdit plusieurs fois le fil de sa pensée et s’en voulut d’être, dans ces moments, plus sensible  à son savoir-faire qu’à ses idées. 

Ils se revirent bien sûr, puisque Rudi devait rester quelques jours à Paris, une complicité faite de discussions sans concessions et de grands rires frais qui me ramenaient loin en arrière. La complicité de ceux qui s'affrontent tout en s'apprécient. Dont nous autres, ses "vieux" camarades, on se sentait exclus.
Elle en riait, comme d’habitude.
 


En petit comité, devant une bière, assis à une table du bistrot de Guy Savenay, Rudi était quelque peu différent, calme et décontracté, plaisantant souvent avec June qu’il aimait titiller, contredire ou même parfois provoquer. Il avait ce petit sourire en coin qui précédait une répartie qu'il savourait par avance. Sur le terrorisme, sujet oh combien névralgique pour June, il prit plaisir à rappeler la grève de la faim létale d’Holger Meins en 1974 et sa réaction lors de son enterrement quand, dans un violent élan,  il leva le poing en s’écriant : « Holger, le combat continue ! » Pour elle, le combat devait d’abord s’inscrire sous le signe de la non violence et éviter ce genre d’appel à la révolte. Surtout pour soutenir un militant de la Fraction armée rouge comme Meins.
Ce qu'elle lui fit savoir sans ambages.

- Rudi, tenir un tel discours, surtout en public, est puéril et dangereux. Il faut aussi en mesurer les conséquences, surtout d'un homme public comme toi. Tu ne peux soutenir sans précaution un membre de la Fraction armée rouge même si au fond tu approuves sa décision de mettre sa vie en danger. Même au regard de ceux qui n'y croyaient pas vraiment. 

- Justement, justement,lui répliqué-t-il,  je voulais pointer la décision criminelle du pouvoir, renvoyer ces soit-disant décideurs à leur propre image. S’il faut jouer le rôle d’accusateur public pour dénoncer tous ces Tartuffes, je me dois de le faire. Sans forcément y mettre les formes parce que je ne pense pas que ces gens soient respectables.

- Justement,mon cher Rudi, nous ne sommes pas en représentation, juste pour servir de faire-valoir aux médias. Il faut toujours se garder de toute instrumentalisation. 
                                                                                                                       - page 15 -
Junesolut de laisser de côté cette discussion pour revenir sur les thèmes abordés par Rudi pendant son discours de la Mutualité sur les institutions politiques.

- Aujourd'hui, regardez l'Allemagne et la séparation totale entre le pouvoir et le peuple tenu en minorité, le parlement jouant les utilités. Conclusion : le système parlementaire actuel est inutile et en plus il nous coûte cher, le prix de la démocratie paraît-il. Qui se sent vraiment représenté dans ce parlement, quels représentants expriment les intérêts de la population, ses véritables intérêts. C'est pourquoi je préconise ce que j'appelle une République des conseils.

- Ola, de quoi parles-tu ! "La république des conseils" maintenant… Tu y crois vraiment mon cher Rudi, ou prends-tu tes désirs pour la réalité. Tu sais bien, la réalité, quand on la néglige, elle te revient dans la figure comme un boomerang. Souviens-toi, souviens-toi donc, tous les tentatives de République des conseils ont échoué. Tous autant que nous sommes, n'oublions pas les leçons de l'Histoire ! 

- Précision ma chère June. Dans une interview donnée à l'hebdomadaire Der Spiegel, j’ai repris ces mots :  « Holger, le combat continue ! » Et j’ajoutais : « Cela signifie pour moi que la lutte des exploités et des humiliés pour leur libération sociale constitue la base unique de notre action politique … »
 - Oui je sais, s'exclama June en lui coupant la parole : « La lutte des classes est un processus d'apprentissage. » J’ai bien écouté ton discours et retenu la leçon. Mais ça ne veut pas dire que j’acquiesce à tout.

- J’ai toujours considéré que nous étions un rempart contre le terrorisme. Sans nous, sans notre action de militants, les choses auraient été pire : nous sommes la seule alternative crédible et les forces réactionnaires devraient au moins le reconnaître à défaut de nous en savoir gré ! A force de faire de la surenchère, de jouer avec le feu, c'est toute le société qui paiera les pots cassés !

- Oh, J’ai encore en mémoire cette belle phrase pleine de bon sens, de ton interview à Die Zeit : "La terreur individuelle conduit au despotisme et non au socialisme." Mais je ne sais quel journaliste t’a aussi accusé de prôner "la guerre dans les métropoles impérialistes." 

 - Oui, je vois bien à qui tu fais allusion : un journaliste du Stuttgarter Zeitung… Bah, dit Rudi d’une voix plus sourde, ceux qui n'ont rien à dire donnent volontiers dans la provoc... plus le mensonge est gros et au mieux il est susceptible de plaire.C'est comme ça. 

- Si vous vous serviez moins des journalistes, ils se serviraient moins de vous. On finit par ne plus savoir qui manipulent qui et par ne plus croire personne. 

Le singulier du pluriel                                                                           - page 16 -

« Tâche de toujours voir ce qu'il y a de meilleur chez les autres. »
Scott Fitzgerald


Cette impression d'être toujours coincés entre deux systèmes... A  notre époque, entre deux cynismes, l’argent-Dieu ou l’homme-Dieu, substituts des divinités séculaires, aussi pernicieux que les monothéismes d’antan. Des systèmes si complexes, si encastrés, organisés en réseaux mouvants qui se déploient et se redéploient au gré des circonstances. De quoi s'y perdre comme si en réalité, c'était l'objectif caché ! Tours de passe-passe des maîtres de bonneteau social.

Un système basé sur un cynisme assumé qui cache les véritables motivations. Comment mettre en lumière ces mécanismes, comment expliquer ces mécanismes à la population ? C'était l'objet de leur discussion, thème sur lequel ils se rejoignaient en cherchant  d'autres modalités d'action.  C'est contre ce processus dont nous avions tous conscience qu'on se battait, June avec toute sa naïveté, Rudi avec toute sa lucidité. On ne peut pas toujours faire semblant et se raconter des histoires. Et puis on espère toujours un tant soi peu, petite lueur d'un miracle qui ne dit pas son nom.

- Deux dimensions pour un homme unidimensionnel à la Marcuse, commentait Jean-Paul. Je dirais qu’on est plutôt dans la société du consensuel. Une bonne couche de pommade où comme on dit, "tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil", manière de tourner en rond sans jamais se mettre quiconque à dos. Regardez nos amuseurs publics qui reçoivent des types géniaux qui peignent comme Picasso, chantent comme des divas, écrivent comme le père Hugo, pensent comme des dieux.

Du pain et des jeux... et du rêve, le bon peuple repu s'amuse comme le roi hugolien et nous, l'avant-garde du prolétariat, on peut toujours discourir et rameuter  les masses... Le rêve, les gars, y'a que ça pour oublier sa condition et les difficultés du quotidien, les ardoises qui s'allongent... pourrait -on leur en vouloir de se faufiler dans des vies de rêve, d'oublier en s'oubliant.

Il savait bien ce qu'on disait dans les moments difficiles, les temps de doute où l'horizon nous semblait si lointain, espèce de mirage dans le désert politique où on avançait sans boussole. Un refuge où au moins où était entre nous.
June ne veut pas l’admettre mais on n’est jamais pour le pouvoir qu’un alibi, du poil à gratter qui parfois démange un peu trop les puissants. Si on n'existait pas, il faudrait nous inventer !

Si
June était une réactive, directe et sans fard, je me flattais de savoir prendre du recul  dans les situations difficiles, mais Bernard, qui est un tendre perspicace sous ses airs de vrai dur et ses pectoraux deux fois plus gros que les miens, adorait ironiser sur ce prétendu recul qui me permettait (paraît-il) de jouer au type détaché qui sait faire la part des choses. 


Josiane prenait toujours la défense de son grand costaud de Bernard mais en privé ne lui passait rien, s'arrangeant chaque fois pour avoir le dernier mot. On se chipotait comme chat et chien tous les deux, sous l'œil indifférent de Bernard qui ne voulait surtout pas s'en mêler. Elle cherchait à m'opposer les arguments les plus tordus et j'adorais les lui renvoyer quand elle s'y attendait le moins.
Une joute entre nous. 

« Ah ces deux-là » s'exclamait June, plus amusée qu'excédée par notre jeu. June était plus pudique, plus "diplomate" que Josiane, jamais en public, gardant ses griefs pour l’atmosphère plus feutrée du bistrot de Guy.
Mais au-delà de leurs différences de tempérament, June et Josiane formaient une sacrée paire à cette époque !
 


June tournait en rond dans l’appartement depuis le matin, insatisfaite, en rogne contre elle-même et contre l'impossible choix entre la nécessaire révolte contre les inégalités et leurs cortèges de violence, dont se satisfaisait l’ordre établi, et un humanisme qui la poussait vers la non-violence. Elle se sentait désarmée, comme beaucoup de ses amis, face à ce dilemme sur l'impossible conciliation entre efficacité et humanisme.

Les discussions avec Rudi avaient relancé ce débat intérieur depuis son départ… et gâté son caractère. Elle, pourtant si gaie d’ordinaire, avait des sautes d'humeur subites ou restait de longs moments absente, perdue dans ses pensées.

Ce qui ne lui ressemblait pas du tout.

J'en avais parlé à Josiane qui elle aussi était inquiète pour son amie, ne l'ayant jamais vue dans cet état. La visite de Rudi avait remis à l'ordre du jour nos vaines querelles sur ce genre de problème. Toutes les discussions n'y changeront rien : on ne peut qu'agir (sans a priori) en fonction des circonstances. Si le pouvoir agit avec violence, la réaction ne peut être que violente.
Autrement dit, pour définir des règles, il faut être deux.
 


- Voilà, Rudi est parti et j’ai l’impression qu’on s'est dit si peu
de choses. Quel homme, n'est-ce pas ? Il est si désarmant, si multiple et il a déjà tellement vécu, déjà joué un rôle moteur dans le mouvement . Je n’ai même pas osé aborder les circonstances de cet attentat qui l’a tant diminué. Ça ne se voit pas mais j’ai bien perçu ces moments de fatigue où il éprouvait du mal à reprendre son souffle, ces moments d’accablement qu’il avait dû apprendre à cacher à ses proches.

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Je minimisais ses propos pour la rassurer. 
- Moi, tout compte fait, je l'ai trouvé plutôt en forme, ouvert, posant souvent des questions, se renseignant, friand de savoir comment on fonctionnait, ce qu'on pouvait lui apporter alors qu'il aurait pu jouer à la diva. Ceci dit, ce serait plutôt le contraire, nous qui aurions beaucoup à apprendre de leurs techniques d'organisation.

- Te rends-tu compte, il s’est obligé à pardonner à son agresseur, comme un curé qui donne l’absolution, lui qui rejette toute superstition. Respect. Respect pour ce pouvoir qu'il a sur lui-même, qui lui permet de dépasser ses pulsions. S’il a écrit à Bachmann, son meurtrier, un type en fait sans grand intérêt, falot et manipulé, c’est qu’il rêvait de l'aider à renier son passé, qu'il vienne le rejoindre et adhère à ses idées. Retourner cette vilenie en acte positif, quelle victoire pour lui... et quelle leçon pour moi ! Un rêve avorté par le suicide de Bachmann en 1970. Il m’écrivit à ce sujet, reprenant l’un de ses articles, que « la lutte pour la libération vient juste de commencer ; malheureusement, Bachmann ne pourra plus y participer. » Et ce fut pour lui un crève-cœur.

- Tu ne vas pas me dresser son panégyrique maintenant qu’il est parti ! Avec toi, loin du cœur, c’est toujours mieux, tu reconstruis ma chère, tu reconstruis...

Elle me lança un coup d’œil meurtrier et s'apprêtait sans doute à me répondre vertement quand je la devançai.

- Façon de la jouer à la Camus, d'être lavée de tout péché, d'absoudre ces "justes" qui préfèrent remettre l'attentat contre le Grand-duc, plutôt que de risquer d'occire des enfants.  Grand cœur et petite révolution ! J'en ai l'âme qui en palpite encore.

Mon intervention eut l’effet d’une gifle. Je pris une volée de bois vert  (que j’avais bien cherchée) mais elle se reprit bien vite, subodorant mes manigances.

- Vois-tu, je fais très bien la part des choses. Et puis, n’était-ce pas un homme plein de contradictions, plutôt violent quand on s’en prend à ses amis, plutôt non violent dans son analyse sociétale. Réactionnel mais qui sait aussi dominer ses sentiments. Témoin son engagement dans le tribunal Bertrand Russell pour condamner les crimes perpétrés pendant la guerre du Vietnam. Pendant sa convalescence, je lui ai écrit pour l’assurer de mon soutien, il m’a répondu et s’est alors engagée une longue correspondance entre nous. J’ai suivi pas à pas ses progrès, guettant chaque difficulté, chaque avancée. A force de volonté, il a recouvré peu à peu l’usage de la parole et de la mémoire. Puis cette relation épistolaire s’est espacée quand, à partir de 1969, il a séjourné en Suisse puis est parti poursuivre des études en Angleterre. Il a été un éternel étudiant, toujours curieux, avide de savoir et de comprendre.
C’est son enthousiasme qui l’a sauvé.


- Au-delà de ta compassion, c'est bien le paradoxe qui le définit. On peut trouver dans ses faits et gestes le bon et le mauvais, l'éclat et la noirceur, l'exemplaire et le condamnable. Tout compte fait, rien de bien original m'objecteras-tu. Mais examine son action avec les groupes anti-nucléaires, quand il a réussi à reporter le projet de centrale à Braisach puis à faire capoter celle de Wyhl am Kaiserstuhl, du côté de Fribourg-en-Brisgau, et ce par une décision de justice. N'est-ce pas le fin du fin pour un autonome comme lui, de se servir des institutions pour en contester la légitimité ?
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- C'est facile pour toi de parler ainsi a posteriori ! En tout cas, je peux t'affirmer qu'il n'avait rien prémédité. La situation était alors si complexe, sa marge d'initiative si étroite qu'il se débrouillait comme il pouvait. Je le tiens de sa femme Gretchen Klotz que j'ai visitée après la mort de Rudi et qui a beaucoup contribué à son rétablissement après le terrible attentat qui avait failli lui être fatal. Elle n'était pas étrangère à cette sérénité, ce détachement qu'il affichait alors avec un recul de survivant.

- Et par là même, il légitimait ces mêmes institutions par le seul fait qu'elles ont toute latitude pour contester elles-mêmes le pouvoir dont elles sont l'émanation !

- Justement, Rudi t'aurait sans doute rétorqué qu'une victoire est toujours bonne à prendre et qu'on ne sait jamais quel impact elle peut avoir...  

- Nous y voilà... jongler entre objectif et moyens. Beau débat, tellement récurrent qu'il en devient risible; sans solution bien sûr mais qui dévoile si bien  nos tâtonnements.
Nous verrons bien demain comment tournera la manifestation.  

Une manif comme une autre                                                                - page 19 -

« Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d'entretenir en nous quelques petites folies. »
Marcel Proust,
À l'ombre des jeunes filles en fleurs

Rituel de la manif. Les grenages lacrymogènes volaient en escadrilles, assombrissant la scène de leur épaisse fumée qui prenait à la gorge et vous coupait le souffle. Toute petite entre Jean-Paul Morand et Bernard, June se protégeait tant bien que mal le visage avec un linge humide. Depuis un bon moment, le défilé était traversé par des groupes et bousculé par les charges rageuses des CRS. La belle colonne du début défilant fièrement le long de la grande avenue s’effilochait, se tronçonnait, certains fuyaient par les rues adjacentes pour éviter un affrontement brutal. Le service d’ordre était à la dérive. Le défilé en rangs d’oignon, bien sage, clamant avec conviction des slogans mille fois répétés s’était délité, sous les coups de boutoir des flics qui barraient obstinément l’avenue.

Manœuvre classique. Au lieu du combat frontal qu’ils voulaient nous imposer, on finit par s'égayer dans le paysage urbain, par petit groupes pour fractionner les heurts, en espérant par un mouvement tournant, les prendre à revers. Ils n’ont pas aimé. Bernard, qui avec d’autres, avaient rapporté ces nouvelles méthodes d’Allemagne, parlait de technique d’enveloppement. Dans ce domaine, les Allemands avaient une bonne longueur d’avance.

Ils se rapprochaient du point névralgique quand soudain, Bernard décrocha, nous entraînant sous un porche pour pouvoir reprendre souffle. Une grenade roula sur le trottoir devant nous, tournoya en fusant, dégageant un brouillard épais et grisâtre qui nous isola jusqu’à ce que les dernières volutes à l’odeur acre se dissipent. On toussa, on se tamponna des yeux rougis par un air saturé.

- Le frontal, c’est seulement pour fixer le maximum de flics, expliquait Bernard. Les autres ont pris le large par petits groupes pour les contourner et les prendre à revers. Quand le barrage de flics devant nous sera assez allégé, on pourra peut-être reprendre notre avance. Sinon, on décroche à notre tour pour créer autant de points de fixation que possible. Fractionner est la seule tactique possible ici.

- De toute façon, on connaît bien mieux le quartier que les flics ; on possède un avantage tactique alors autant s’en servir. 

June ne disait rien, dépassée par les événements. Pour elle, une manif était comme de la pub, un spot pour médias en mal d’événements, drapeaux, slogans et beaux discours, on plie tout jusqu’à la prochaine fois. Comme s’il existait des règles. 
Ainsi, selon Jean-Paul, il fallait les user, faire monter la pression, décrocher, ouvrir de nouveaux fronts dans les rues en amont, envoyer une seconde vague sur le front principal, décrocher...
 


Après ces quelques instants de répit,ils reprirent place dans le cortège qui s'était reformé, pour faire nombre, envoyer le message « on ne désarme pas, on tiendra le temps qu'il faudra. » La première ligne ondulait au gré des échanges, lançant dans les boucliers des flics les vains objets qui sortaient des poches ou récupérés sur la voie publique, qu'ils se passaient de main en main et qui rebondissaient avec des bruits mats sur le métal. Il y avait là à profusion toutes sortes de munitions déposées par les vagues précédentes qui s’étaient peu à peu repliées. De quoi tenir encore une bonne demi-heure et même un peu plus. A ce rythme là, ils allaient quand même assez vite se fatiguer, même si les lanceurs se renouvelaient au rythme des nouveaux arrivants. Le plus souvent, les flics se contentaient de parer les coups, même si de temps en temps pour reprendre l’initiative, ils lançaient un rapide assaut pour rapidement se replier. 
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Quelques coups de boutoir pour mi
eux endiguer les manifestants et nous envoyer le message « vous ne passerez pas. » 

Bien plantés sur leurs jambes écartées, armés, casqués, protégés par leurs uniformes capitonnés, dispositif en quinconce, ils représentaient une espèce de "force tranquille", inattaquable, inentamable,  qui aurait dû nous en imposer, genre « j'y suis, j'y reste. » Force de frappe dissuasive indispensable à la guerre totale qu'on se livrait. Ça me rappelait, je ne sais trop pourquoi, cette phrase datant de la guerre, que mon père disait parfois en pouffant de rire : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. »

En somme, chacun jouait son rôle comme dans une scène d’action bien réglée, jusqu’à ce que June vit débouler des types casqués et armés de barres métalliques qui se jetèrent immédiatement dans la mêlée. Les choses tournaient vinaigre. Bernard et Jean-Paul entraînèrent June vers une zone moins dangereuse. Ils prirent par l’arrière une étroite venelle qui donnait dans une autre avenue, parallèle à celle qu’ils venaient de quitter, où d’autres foyers de fixation s’étaient constitués à plusieurs endroits. De petits foyers, constitués à la hâte avec tout ce que les gars avaient sous la main.

Ils rejoignirent un petit groupe qui s'était replié derrière un camion placé en travers de la chaussée. En aval, l’avenue était barrée par une rangée de pneus en feu qui dégageaient une odeur acre qui vous asphyxiait aussi sûrement que les gaz lacrymogènes. Guy Savenay, qui pour une fois, avait fermé son bistrot, les rejoignit, venant d’on ne sait où, du lacis des nombreuses ruelles qui sillonnent le quartier. Et permettent pour les habitués de s'y déplacer en toute discrétion.

- Les choses sérieuses commencent, commenta Guy. Il faut éviter le frontal et procéder par des phases harcèlement-reflux.

Ces paroles laissèrent June de marbre. Pour elle, manifester, c'était d'abord "se faire voir", exister, dire au pouvoir sa détermination, montrer sa force par le nombre, la conviction, sans recourir à la violence et en respectant la légalité. J'avais beau lui seriner qu'elle avait une vue angélique des rapports de force, elle me répliquait Gandhi, Romain Rolland... et Bernard en rajoutait.  Bernard, c'était la plume du groupe, une plume acerbe qui reflétait bien la teneur de ses colères. Ses billets d'humeur étaient célèbres et les discours n'hésitaient pas à puiser dans ses textes pour reprendre ses saillies les plus savoureuses.

Tout avait commencé par l'arrestation musclée de deux camarades, en "situation délicate" disait-on pudiquement. Des étrangers sans papiers, demandeurs d'asile politique. Vu d'où ils venaient, rien d'extraordinaire. « Trop facile »  rétorquaient les flics qui, sous prétexte de contrôles, les gardaient au chaud tant qu'ils pouvaient. June en connaissait plus d'un dans le quartier. Des transfuges d'un peu partout, traqués, proscrits, fuyant une dictature, et il n'en manquait pas sur notre planète, trouvant un peu de réconfort, havre de paix de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois. Peu importait le temps, ils trouvaient ici une espèce de famille sur qui ils pouvaient compter.
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Dans le quartier, ces deux arrestations, après beaucoup d'autres, furent reçues comme une provocation. Pour les soutenir, première manifestation "sympa" pour une répétition générale. Sans résultats bien entendu. Sinon que de créer une certaine effervescence dans nos rangs et dans les universités. On a entretenu le mouvement naissant par des tracts, des réunions dans chaque arrondissement pour finir à la Mutualité. Les choses suivaient leur cours, la mayonnaise montait peu à peu, échauffourées  et quelques grèves d'étudiants permettaient de maintenir la pression.
 
Une manif, tout le monde s’en fout. Pour les gens, ce n'est guère plus qu'un chahut, un défouloir avec slogans et banderoles qu'ils évoquent quand ça les touche directement; quand on bloque des rues ou les transports publics. Avec en prime, quelques coups de boutoir dans les facs, au Quartier Latin, tracts, pétitions, meetings, toute la panoplie pour accompagner le mouvement et obliger le pouvoir à réagir.

- On passe aux choses sérieuses, conclut Guy en examinant de loin la situation. Les copains étaient planqués à deux pâtés de maisons d'ici avec des talkies-walkies que les allemands nous avaient passés. Excellent moyen de rester en contact et de se refiler les informations pour connaître les mouvements adverses. Avoir un coup d'avance, ça peut servir. 

Sonnerie d'un appareil planqué sous son blouson. Guy raccrocha rapidement pour ne pas de faire repérer.

- D'
après les copains allemands, il faut éviter le frontal -simplement les fixer- et passer par l'enroulement. Il faut faire vite si on veut les contourner. Je vais aller...

Guy n'eut pas le temps de terminer sa phrase que plusieurs types passèrent près de nous en courant, casqués, masqués, barre à mine en mains. Ils montaient dare-dare au contact, harnachés comme des hockeyeurs pour permettre aux autres de contourner les flics et de les obliger à dégarnir leurs arrières.
C'est l'instant que choisit June pour faire une crise de tétanie, sans doute due à tous les gaz qu'elle avait respirés.
Pour nous, fin de la manif.

<<<< • • Christian Broussas • June Perray  2 • °° © CJB  °° • • 20/04/2015 >>>>

Complément
Nous étions quelque peu-toute proportion gardée- nous les sans-grades de la poursuite du Graal, comme ces logiciens, poètes malgré eux élevant des élégies au culte de la Raison, recherchant avec une constance sans égal le fond secret arraché aux choses  et l'impossible vérité arrachée au cœur des hommes. Toujours à l'écoute du sens profond de la vie, véritable substance du monde diluée dans les arcanes de l'immatériel.

Oh, nous n'en n'étions pas conscients -ou si peu- plongés dans les alibis du quotidien qui rassurent comme s'il eût fallu que nous fussions ainsi, engagés et aveugles, tout de compassion et prêts à la lutte sans merci, pleins de contradictions et prêts à dépasser nos propres faiblesses. Après tout, dans cette lutte toujours renouvelée, jaillirait peut-être un jour ce « je-ne-sais-quoi et ce presque-rien » cher à Vladimir Jankélévitch, qui permettent de déchiffrer, derrière son visage impassible giflé par les ruades du vent et baigné du soleil violent qui aveugle, quelques signes de l'énigme du sphinx.

Ce qui nous intriguait surtout : le prodigieux chaos du monde se déclinant en bruits assourdissants des armes, ce « silence déraisonnable du monde » dont parle Albert Camus, dont seul peut-être l'oracle de Delphes eût pu faire signe, indiquer les traces invisibles de l'état du monde. Il en était ainsi depuis si longtemps -mais que comptaient finalement les années- et nous en étions là, rejetant thuriféraires et contempteurs, donneurs de leçons et magiciens de la parole, refusant de trancher entre le possible et le réel.

Que valait alors l'expérience acquise pour comprendre les choses, appréhender les données accumulées pour tenter de donner un semblant de cohérence au tumultueux fracas du monde ? Tout au plus, apprendre ce que comprendre signifie réellement.