- Ralph : « Les autistes possèdent souvent ce genre de
capacités spécifiques peu courantes (une mémoire phénoménale). Les "savants-idiots"
les appelait-on avant le règne du politiquement correct. »
- « Les ordinateurs sont un peu
comme ça, non ? dit Helen. »
David Lodge
- Pensées secrètes
Camarades !
Nous connaissons
la faillite de la fraction insurrectionnelle du mouvement libertaire et son
caractère irréversible, même si certains d’entre nous, tout au fond de leur
cœur rêvent parfois à un monde meilleur… émergeant des cendres d’une Révolution
sans concessions. Si le rêve est inhérent à la condition humaine, ne nous
laissons pas prendre aux sirènes des utopies
les plus dangereuses.
Nous savons où ça mène.
Si la liberté
collective est le bien le plus précieux, l’État quelle que soit sa forme, ne
peut être l’instrument de cette liberté mais plutôt un obstacle, générateur
d’un système bureaucratique hégémonique qui tend à se pérenniser. C’est
notre honneur et notre ambition d’être ceux par qui le bonheur arrive. C’est aussi
pourquoi, comme le rappelait Bakounine, il faut lutter contre le
fait religieux, « Dieu est, donc l'homme est esclave » disait-il, et lutter
contre le fait étatique, pour encourager et canaliser la révolte
populaire en favorisant son auto-organisation.
Cette liberté, pivot central de
notre action, doit rester comme la république, « une et indivisible, »
consubstantielle au fonctionnement de la société. Souvenez-vous ce qu’écrivait
déjà Bakounine en 1873 dans Étatisme et anarchie : « Je déteste le communisme,
parce qu'il est la négation de la liberté et que je ne puis concevoir rien
d'humain sans liberté. » Il faut que les beaux articles de la déclaration des droits de l’homme deviennent vraiment réalité, tissés
d’une égalité de traitement entre tous, prolétaires et libéraux, hommes et
femmes.
Tel est notre rôle.
Applaudissements
nourris après l’excellent discours de Sébastien
Piller. Faut dire que dans ce domaine, on était plutôt doués.
Il arrivait d’Italie
où il résidait le plus souvent, s’y réfugiant quand l’air devenait malsain en France… ou ailleurs. C’était un
activiste né, le genre toujours sur la brèche qui avait le don de me fatiguer,
prenant son bâton de pèlerin sitôt que le feu prenait quelque part dans
le monde… et détalait le jour où il était sous le coup d’une expulsion ou d’une
arrestation. Un sacré organisateur aussi, ce qui dans notre milieu, virait au
sacerdoce.
Sa venue à Paris, au-delà du Congrès de la Mutualité
qui mobilisait les énergies, s’expliquait aussi par l’effervescence qui régnait
en France,
marquée par les grèves et les manifestations des dernières semaines auxquelles
nous avions pris une part majeure. Un peu d’auto satisfaction ne peut nuire. Et
nos actions avaient faire grand bruit bien au-delà de nos frontières.
Un homme curieux, ce
Sébastien Piller.
Outre son parcours pour lequel nous avions le plus grand respect, la plus
grande admiration, il ne tenait pas en place. Pas étonnant qu’il aime parcourir
le monde pour porter la bonne parole et mettre son expertise au service de la
cause commune.
Avec June, ils avaient connu
une enfance difficile marquée par la dureté de la férule paternelle pour elle,
d’un beau-père pour Sébastien,
la peur des coups et des représailles à la moindre velléité de rébellion.
Bouillonnait déjà en eux une sourde révolte contre toute autorité illégitime ou
absolue, contre tout pouvoir qu’ils n’auraient eux-mêmes ratifié. June s’agitait comme une
puce, voulant tout savoir, le soumettant à une batterie de questions qui
visiblement l’amusaient, content de la joie qu’il suscitait.
- C’est tout
de même curieux qu’on ait suivi le même chemin, milité dans la même mouvante
comme si la rébellion contre l’image paternelle nous avait conduits à une
rébellion sociale, comme si cette expérience nous avait conduits à refuser
toute aliénation, aussi bien personnelle que collective. Réaction salutaire en
forme d’appel de survie, commentait June.
- Mon père, mort
trop tôt, a été pour moi une espèce de mythe entretenu par mes deux tantes,
tante Hélène
qui m’a en partie élevé, traçant en contrepoint un portrait en creux de mon
beau-père. J’en ai gardé une image contrastée qui m’a longtemps mis mal à
l’aise.
- Moi aussi
figure-toi, j’ai connu ce genre de situation. J’ai en moi ce genre
d’images, un père violent et une mère qui me reprochait d’être née. Rien d’un idéal.
Mais avec une tante qui a entretenu l’image de son mari que j’ai fini par
idéaliser, en faisant ma référence, l’idéal à atteindre.
- Pour moi, ce
fut en quelque sorte plus simple, un parcours ponctué d’exemples qui
continuent de m’animer : l’image d’un grand-père communard, qui a payé son
engagement par huit ans de prison, avant l’amnistie de 1880 où il put reprendre
ses activités militantes ; l’image d’un père qui participa en 1914 aux
manifestations contre la guerre et, condamné pour insoumission l’année
suivante, partant se réfugier d’abord en Bretagne
puis chez des amis militants en Espagne.
- Après, la suite
n’a pas été vraiment enviable. Commencer par faire la bonniche à douze ans
n’ouvre pas beaucoup de perspectives. Mais c’était le lot de beaucoup des
jeunes filles pauvres de l’époque, filles de métayers ou de journaliers qui
allaient quérir du travail d’une ferme à l’autre.
- Adolescent, j’ai
connu l’injustice. Délit de faciès en quelque sorte ; accusé de vol parce
que j’avais pas le profil type ni les fringues adéquats. Oh, quelques jours de
taule seulement mais pour moi, c’était autre chose, une punition imméritée.
J’ai réclamé des excuses et on m’a rit au nez. Alors, j’ai mis mon poing dans
ma poche, j’ai remis mon baluchon sur l’épaule et retour à Paris. Là, je me suis
retrouvé avec quelques autres de ma condition au foyer populaire de Belleville pour essayer
de refaire ce foutu monde.
- Ah, c’est curieux,
je suis moi-même d’ascendance bretonne et dans ma jeunesse, certains amis
m’avaient surnommée « June la réfractaire ». Ah, ah, bien sûr !
Réfractaire à tout, à cette vie indigne qu’on avait fait mener à une gamine, à
l’existence médiocre qu’on m’avait tracée, comme beaucoup de mes consœurs,
vouée aux sales bouleaux et à la médiocrité ! La plupart de mes copines acceptaient
leur condition comme si c’était normal, qu’on n’y pouvait rien, qu’il était
marqué sur notre front « bonne à
tout faire, bonne à exploiter. »
- Oh, il faut pas
croire ! J’étais logé à la même enseigne. Homme ou femme, l’exploitation
est de même nature, même si pour les jeunes filles je conçois que ce soit plus
difficile.
A mes débuts, comme « arpette »,
c’est-à-dire comme apprenti maçon, c’était douze heures par jour d’un boulot
harassant… et je te dis pas pour quel salaire ! Heureusement, tout a
évolué, situation impensable pour la nouvelle génération, preuve qu’on a fait
des progrès et que la lutte a fini par payer.
- Oui, tu as raison,
répondit June
l’air rêveur. Il est vrai que sur le long terme, quand on regarde le chemin
parcouru depuis l’après-guerre, et même depuis un siècle, les choses se sont
bien améliorées.
- Au-delà des
aspects matériels, le prolétariat n’est plus le paria de la nation. Il a
conquis sa place, à force de combats, et continue de le faire savoir.
J’écoutais sans
intervenir, avide d’apprendre ce que June
répugnais à me confier, ce que je lui arrachait parfois par bribes,
parler de sa jeunesse, de la façon dont elle voyait son avenir, et pas
seulement parler politique, stratégie, combats… Mais comme ils en venaient
évidemment aux combats en cours et à l’avenir de « la cause », je me
décidai à intervenir.
- Tu sais Sébastien, pour en
revenir à ton intervention, j’ai bien aimé ta diatribe sur la Russie.
Figure-toi que, comme toi, je suis aussi allé en URSS et comme Gide qui écrivit dans Retouches à mon Retour de l’URSS
que ce texte lui « valut
nombre d’injures », j’ai eu cette impression de décor, d’une
sérénité artificielle qui cachait l’inavouable, de ces vérités trop lourdes à
porter ou pour citer Gide
« de cet héroïque et
admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des
bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
- Tu as
malheureusement fait le même constat que j’ai fait moi-même, que tout un chacun
peut faire, pourvu que ses yeux se décillent et qu’ils s’habituent à regarder
la vérité en face. J’ai mis du temps à admettre la triste réalité, à l’accepter
et puis j’ai repris la lutte parce qu’il faut bien changer tout ça et que le
chagrin, le désespoir ne mènent à rien. Mais ensuite, j’en ai retrouvés sur ma
route luttant au nom d’idéaux dont ils avaient perdu le sens.
- C'est d'abord le
cœur qui parle, n'est-ce pas. On n'est pas des machines. Il reste toujours une
petite ouverture, un interstice où s’insinue un peu d’espoir.
Heureusement que June était là pour
s’occuper de nous. Elle nous entraîna chez elle, rameuta Sacha, Bernard et Josiane, fit réchauffer un bœuf
mironton qu’on arrosa d’un super Côte
de Brouilly.
June, quand elle veut, elle sait
recevoir.
Un pied dans l'avenir
Un pied dans le
présent, c'est bien, les meetings, les grèves, les manifs, c'est parfait,
indispensable pour maintenir la pression, travailler dans le concret, de quoi
attiser et réactiver la motivation, mais garder aussi un pied dans l'avenir,
c'est écrire une page qui se révèle peu à peu, lever le regard vers l'horizon.
C’est toujours la même histoire entre les tenants des satisfactions à portée de
mains et les tenants des bénéfices à long terme.
Même si les amis les
plus proches me soutenaient, June
me battait toujours froid. De toute façon, focalisée par le bon déroulement du Congrès, elle ne pensait
à rien d’autre et surtout pas à moi et mes propositions.
Malgré
l’effervescence communicative du Congrès,
malgré l'intérêt de certaines contributions et des ateliers de discussions, je
les laissais volontiers à leurs discours, à la rhétorique et aux
confrontations, ruminant la façon de lancer des actions à plus long terme,
sondant Sébastien
sur sa vision de l'avenir, essayant de démêler l'écheveau de sa pensée à
travers ses digressions.
Je le titillais
d'abord sur son "orthodoxie
doctrinale", lui qui se disait marxisme libertaire et citait volontiers Daniel Guérin
qui professait que « La
double faillite du réformisme et du stalinisme nous fait un devoir urgent de
réconcilier la démocratie prolétarienne et le socialisme, la liberté et la
révolution. » Belle profession de foi (surtout quand la formule
reste si vague) avec laquelle on ne peut qu'être d'accord.
Quant à savoir
comment y parvenir... Il avait en réserve dans sa besace de belles formules de
ce genre mais savait rester flou sur l'essentiel. Au bout d'un quart d'heure
d'une discussion dont je profitais pour le chauffer un peu, je pensais pouvoir
aborder le thème qui me tenait à cœur.
Raté. Pour le moment
en tout cas. Un type se pointe, grande accolade avec Sébastien et nous voilà
partis à la recherche du bar le plus proche. Chez Babar et à cette
heure-là, on serait tranquille pour bavarder.
- Vraiment, tu ne le
connais pas ? Alors je vais réparer cette lacune impardonnable : « Anatole Fontanille, un vieux pote, espèce d’ancien
combattant comme moi-ah, on en a écrit avec quelques autres des pages
d’histoire du mouvement, toujours en première ligne, même si on n’a pas
toujours été d’accord. »
Il était parti.
Inutile d’essayer de l’arrêter. Anatole
attendait sans doute qu’il fasse son panégyrique, et il n’y manqua pas. On se
cala au fond du bistrot avec une bière bien fraîche et je laissai dire en
attendant le moment opportun. J’eus droit à une biographie en règle d’Anatole Fontanille, dont
je savais les éclats, les fausses sorties et les dissidences sans connaître sa
bobine. C’était bien le genre à la Sébastien,
parcourir le monde à la recherche de la pierre philosophale du parfait
militant, aller où ça chauffe pour "occuper
le terrain".
- Avec Anatole, on s’est connu
il y a bien longtemps pendant la grève des instituteurs de la Seine fin 1947, on a
ensuite fait un brin de route ensemble et puis cet oiseau de passage s’est volatilisé
un beau matin.
Un jour, j’ai su par
des amis communs qu’il avait trempé dans une tentative d’attentat contre le général Franco –ce devait
être en 1951 (Anatole
confirma)- tu parles d’une nouvelle mais il n’a jamais rien voulu me raconter… trop
brûlant sans doute, même après la mort du dictateur, quand son régime eût volé
en éclats.
Anatole confirma que relater
l’opération risquerait de mettre encore en danger des camarades. « Je pourrais par contre vous parler
de la tentative d’attentat aérien de septembre 1948, toujours contre Franco, une idée assez tordue en fait de
bombarder à Saint-Sébastien la tribune officielle d’une course de
bateaux depuis un petit avion de tourisme décollant du pays basque. Mais les avions de chasse eurent vite
raison de notre témérité. Cette épopée-là, je peux vous en parler sans
problème, d’autant mieux qu’Antonio Tellez Sola a raconté cette histoire assez rocambolesque
dans un bouquin qui doit s’intituler Attentat aérien contre le général Franco. »
Sur cette mise au
point, Sébastien
reprit la parole. « Après cet
exploit, Anatole
s’évanouit une nouvelle fois dans la nature jusqu’à ce qu’il tombe dans les
griffes de la DST,
la Direction de la surveillance du territoire, pour avoir aidé le FLN et ses fellaghas. Et
qu’es-tu donc devenu après ce nouvel exploit ? »
- Oh ! Après,
soupira Anatole,
je suis revenu à mes premières amours en jouant au pédagogue, dans l’esprit de l’École émancipée,
« changer l’école, changer
la société, » selon notre belle devise. Un admirable projet,
issu au départ de la mouvance Freinet,
volonté de rendre l'école plus coopérative et solidaire pour assurer les mêmes
chances à chaque enfant. Dans cette logique, on s'opposa à toute forme de
séparation des parcours scolaires, génératrice d’inégalités et de domination
des lois du marché.
Un projet qui m’a
d’autant plus intéressé qu’il conditionne notre avenir. Maintenant que j’avance
en âge, je m’occupe des jeunes.
Demain est un autre
jour. Je désespérais d’aborder le sujet qui m’intéressait quand ce bon Anatole décida de
repartir à la Mutualité
pour participer à un groupe de discussions sur "Les modes de liberté dans la thématique
anarchiste". « Oh!
que le temps passe vite, il faut que je file. » Et il s'éclipsa, nous
saluant à peine. J’étais plutôt soulagé.
C’est ainsi, aidé
par un hasard capricieux, -mais n'est-ce pas l'attrait même du hasard d'élever
l'aléatoire au niveau d'un art- que l'on se retrouva attablés devant deux
nouvelles bières bien fraîches et que je pensais parvenir enfin à mes fins.
A une époque, Sébastien avait créé un
groupe de réflexions intitulé Pour un humanisme libertaire
qui se proposait, « à la
lumière des évolutions intervenues dans la société depuis un siècle, d'enrichir
les acquis conceptuels antérieurs, de leur donner valeur opérationnelle. » Son
point de vue m'intéressait, même si cette tentative s'était peu à peu
essoufflée, même si elle se voulait aussi une volonté de réflexion sur la façon
d'éviter de se laisser confisquer les acquis de la Révolution par les forces
réactionnaires. Ce qui dépassait mon propos.
Le groupe avait
surtout exploré les domaines classiques du syndicalisme et de la coopération,
qui pourraient nous servir de base de départ et ensuite tracer des axes de
réflexion novateurs.
Le syndicat comme
vecteur essentiel du changement, je n'y croyais pas trop non plus. Puissant
miroir aux alouettes qui alimentait les polémiques depuis une génération.
Conception anarcho-syndicaliste d’une vision ouvriériste de la société
considérée du seul point de vue de la lutte du prolétariat. On se faisait
beaucoup d'illusions sur sa capacité à être à la fois révolutionnaire et
instrument d'amélioration des conditions de vie du prolétariat, sans voir que
la relation de domination est un phénomène global de relations sociales .
Concilier ces deux exigences relevait de la quadrature du cercle. Quant à
accorder du crédit aux diverses formes de coopération… on avait déjà donné. Pour moi, cette approche
permettait surtout de servir de laboratoires, initier de nouvelles actions de
réflexion et lancer quelques ballons d'essai.
Mais ce n’était pas
mon jour. À peine avait-on abordé le sujet que Guy Savenay déboula Chez Babar, tout affolé.
« Venez vite, il y a du
grabuge à la Mutualité. Les fachos nous cherchent des crosses. »
Rien d’étonnant, ces confrontations étaient monnaie courante. Ils étaient venus
perturber le Congrès,
on s’y attendait, se demandant quand et où ça se produirait. D’un autre côté,
ces guérillas permettaient de maintenir l'ardeur des militants et servaient
aussi de support de communication. Cette fois, l'ennemi avait apparemment décidé
d’entrer en force dans la grande salle où se tenaient les débats pour les
perturber.
Ils allaient le regretter.
Sans plus réfléchir,
on se rua tous les trois vers la rue
Saint-Victor. Arrivés à hauteur de la rue de Poissy, on vit un
attroupement qui se déplaçait le long de la façade de l’immeuble. Je réprimai
un sourire quand je vis les maigres silhouettes de June, Louis et Josiane (heureusement
encadrés par les deux costauds Bernard
Vélacle et Jean-Paul
Morand) vissés à la grande porte, défendant bravement l’entrée
en se tenant par les bras. Nous voyant prendre le relais pour protéger nos
arrières, Bernard
et Jean-Paul dévalèrent
les marches pour dégager le perron à coups et d’épaules de poings. L’un des
agresseurs, déstabilisé par la pression pas vraiment amical de Bernard, chut dans une
bordée de jurons. Les autres, surpris par l’attache et la chute de leur ami, le
relevèrent et se replièrent en désordre vers la rue des Bernardins, poursuivis par une
dizaine de camarades qui les chassèrent à coups de pierre.
A peine remis de nos
émotions, on entendit des cris retentir derrière nous : Sacha, tout affolé, appelait
à l’aide. L’ennemi pratiquait le coup de l’enveloppement –on aurait dû s’en
douter !- décrocher pour mieux nous prendre à revers et passer par une
autre porte pour investir la grande salle de la Mutualité où se déroulait en ce moment
les premiers rapports de synthèse. Seconde ruée vers Sacha, qui déjoua leur plan. Ils n’insistèrent pas.
Apparemment, ils
n'avaient aucune arme visible, ce qui signifiait qu'ils ne cherchaient pas
l'affrontement direct mais jouaient les escarmouches pour saboter notre
congrès.
Les flics, déployés un
peu plus loin, le long de la rue
des écoles, n’intervinrent pas, surveillant les événements et
allant juste faire une ronde après coup. Sans un mot, on se toisa du regard
pendant un moment. Sans broncher, ils suaient sous leur lourd accoutrement,
casques bien tendus par les jugulaires, vestes rembourrées bouffant sur la
ceinture du pantalon, bouclier au pied. Leur chef nous mit en garde
contre le risque d’affrontement, ce qui nous semblait une menace à peine
déguisée et une façon de nous dire qu’il n’attendait qu’une bagarre pour
intervenir. On savait que ce n’était que partie remise. Il allait falloir accroître
notre vigilance et renforcer le service d’ordre.
La situation avait
au moins l'avantage de nous rassembler derrière la charmante figure de June. On avait sous la
main de quoi faire l'unanimité, des gens avec qui nous n'avions pas les mêmes
valeurs, des méchants qui nous attaquaient sans cesse, de quoi agiter le
spectre d'un affrontement qui pouvait être sanglant.
En agitant ce danger devant le nez des militants, on pouvait tenir tout le
monde en haleine.
Il était pour moi tentant d'en profiter pour avancer mes pions.
La harpe de barbelés, paroles
et musique
« La
panique se répand dès que j'ouvre la bouche et un frisson d'angoisse court sur
la trompe des éléphants de la bureaucratie quand je chante mes chansons. »
Wolf Biermann,
La
Harpe de barbelés
Plutôt que de rester
coincé ici à participer au service d’ordre jusqu’à la fin du Congrès, je résolus de
m'infliger les conclusions souvent rasoir des contributions et l’allocution
consensuelle du président de séance, pour pouvoir prendre la parole et proposer
ma propre contribution dont je comptais bien qu'elle ne passât pas inaperçue.
J'aurai tout le
temps ce soir d'assister au concert d’un groupe de jeunes allemands qui
devaient chanter des chansons de Wolf
Biermann et réciter des extraits de son recueil de poésies La Harpe de barbelés (Die Drahtharfe)… et même une
ou deux chansons de sa belle-fille Nina
Hagen. Bel exemple de florilège européen mélangeant allemand,
français et anglais.
Ainsi est né Le Centre de sociologie alternative. Derrière ce titre ronflant
se profilait le système financier que nous avions à quelques-uns patiemment mis
au point à la barbe de June,
des utopistes du groupe de Louis
et de celui de Jean Saltin.
A son propos, Bernard
m'avait briffé sur un comportement qu'il trouvait bizarre, le besoin
systématique de s'opposer, de nous casser à chaque occasion, de monter les
militants les uns contre les autres, «
Je suis sûr qu'il s'agit d'une
manœuvre concertée »
me confia-t-il en aparté, toujours en quête d'une nouvelle provocation. Mais
nous avions alors malheureusement bien d'autres préoccupations pour nous
intéresser aux manœuvres fractionnistes de Jean
Saltin et de ses amis, qui nous paraissaient plutôt anodine.
Tel était alors le poids de notre aveuglement.
Pour le moment, June et ses amis s’occupaient de mettre en place des actions non violentes, moi-même et mes amis étions trop centrés sur la recherche de moyens pour financer Le Centre de sociologie alternative, pour nous préoccuper des soubresauts qui agitaient le mouvement.
Plusieurs pistes s’ouvraient, qu’il nous faudrait rapidement explorer.
D’abord, la partie de poker menteur avec les politiques. Le juge Luc Tournier –qui ne me détestait pas- avait engagé une information judiciaire pour trafic d’influence et corruption contre un gros bonnet, l’industriel Paul Loré, le genre vieux beau plein aux as navigant entre les affaires et la politique. L’un de ses concurrents l’accusait, preuves à l’appui, d’avoir bénéficié du concours d’amis politiques fort connus pour obtenir de juteux contrats publics sans concurrence réelle, sans que la procédure contradictoire ait été suivie.
Luc Tournier, en bon juge d’instruction teigneux, avait senti le coup foireux et gratté le vernis de la combine, pas très épais à vrai dire mais assez opaque pour masquer la réalité. Que Paul Loré ait participé au financement de la campagne de quelques députés n’étonnait personne mais que le fils d’un ancien ministre de l’intérieur ait été placé en garde à vue sentait mauvais pour Paul Loré et les politiques impliqués dans l’affaire. Sale temps pour Paul Loré à qui on pourrait offrir notre généreuse neutralité en échange d’un "beau" geste de sa part. Le lui faire savoir n’engagerait à rien.
Piste à suivre. Mais j’avais aussi quelques autres fers au feu. On pouvait agiter des grelots pour assourdir le débat politique et apporter des soutiens "différenciés" selon les cas d’espèce. D’autres voulaient plutôt agir sur les dérives du système. De toute façon, me disait Jean-Paul, « il suffit de regarder comment font ceux qui pervertissent le système… Ouvrez le journal, vous verrez bien, c’est une mine d’informations ! »
Effectivement, il suffisait de suivre l’actualité pendant quelques jours pour y trouver les
combines éventées, souvent illégales pour les gagne-petit, légales (ou à la limite de la légalité) comme ces rachats d’entreprises vidées ensuite de leur substance avant d’être bradées ou de fermer, comme ces entreprises qui font transiter des marchandises ou des matières premières de pays en pays selon les conditions locales pour augmenter artificiellement leur prix. Seule l’imagination pouvait limiter cette rage de se servir des failles du système capitaliste.
Il nous suffisait de choisir une cible, de désigner un bouc-émissaire pour le jeter en pâture à une opinion publique avide de pendre les responsables qu’on lui propose.
Jean-Paul et Bernard enrageaient devant ces situations récurrentes face auxquelles on se sentait démunis mais de là à s’accorder sur les solutions à adopter... Jean-Paul était plutôt pour la manière forte, ce qui bien sûr ne plaisait pas du tout à June et à son angélisme. Bref, personne ne voulait percer l’abcès de peur de se faire traité de fractionniste et de causer une nouvelle scission.
Et justement, pour avancer, il me fallait préparer ma contribution au plus vite. Avec soulagement, les mots me vinrent tout seuls comme un flot retenu qui coula ensuite sans efforts.
Mes chers camarades,
À nous d’imposer notre vérité et nos convictions, d’accompagner le chaos des événements, de leur donner un sens.
Après ce prologue assez vague prompt à aiguiser leur curiosité, je les caressai dans le sens du poil pour les mettre en confiance, leur disant ce qu’ils voulaient entendre en restant dans les idées générales, laissant assez de portes ouvertes pour donner l’impulsion nécessaire au démarrage de nouvelles actions. Ensuite, Jean-Paul et Bernard pourraient prendre le relais.
Nous ne sommes pas, comme on voudrait également le faire croire, les cavaliers de l’apocalypse, les contempteurs d’un monde d’unité et de fraternité. Il est temps de passer à l’offensive et de frapper, non avec des bombes, ce qui serait un signe de faiblesse, mais avec nos propres armes afin de constituer un bloc de résistance, une république libertaire au sein de la république bourgeoise. Faire notre nid en son sein comme le coucou, aspirer ses ressources comme le gui avec certains arbres.
La fin leur avait sans doute plu et mon exposé reçut quelques applaudissements polis. Mais ça ne me gênait nullement. Je n’avais pas besoin d’une claque à ma dévotion mais je savais par contre que dès le lendemain, les gardiens du temple et exégètes de tous bords se pencheraient avec componction sur mon pensum pour l’interpréter et le triturer en tous sens.
On pouvait d’ores et déjà prévoir quelques échanges musclés.
Il était temps maintenant de passer à autre chose et d’un pas léger, d’ aller dîner avec mes amis puis nous détendre en pensant au concert prévu en soirée. Sur la place près de la Mutualité, une estrade avait été dressée, une sono et quelques spots installés sur les arbres des platanes qui bordaient la place.
A notre arrivée, des techniciens s’activaient encore à débrouiller des nœuds de fils et à procéder à des essais de sono en tapotant sur les micros pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Le temps de nous installer, les discutions cessèrent, le silence se fit quand un quatuor de jeunes musiciens prit place sur l’estrade suivi d’une série d’applaudissements nourris.
Je me calais comme je pus dans ma chaise pour goûter à mon aise les textes charpentés des chansons de Wolf Biermann que le quatuor commençaient à interpréter et des morceaux choisis de son recueil La Harpe de barbelés, au ton souvent ironique et au phrasé incomparable qui viendraient clore la soirée… « La panique se répand dès que j'ouvre la bouche... »
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