Le sommaire
Avant-propos : 2 pages p 1-2
1- Enfin à son compte : 4 pages p 3-6
2- L’inauguration : 3 pages p 7-10
3- La tournée de Francis : 3 pages p 11-13
4- Une journée particulière : 5 pages p 14-18
5- Entre stabilité et désillusions : 4 pages p 19-22
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Avant-propos
Je veux parler d’un temps… encore si près de notre époque par certains côtés, la permanence des hommes et leur comportement, si éloigné aussi par l'action des hommes sur leur environnement, cette omniprésence de la technique encore hésitante en ce début du XXème siècle où commencent ces vies qui seront confrontés à bien des soubresauts sociaux et à deux conflits mondiaux.
C'était un temps sans concessions -mais peut-être reviendra-g-il un jour, dans un de ces "coups de manivelle" dont l'histoire a le secret-, un temps où il fallait vivre ou survivre, parfois
dans des temps apaisés, parfois en baissant la tête quand la tempête
sociale sévissait, parfois en rentrant la tête dans les épaules quand la guerre et la
violence rendaient la vie encore plus difficile.
L’accélération
des évolutions confronte les individus de plus en plus rapidement à
l’obsolescence des générations. Mon grand-père pouvait facilement se
reconnaître dans son père, marcher dans ses pas et, s’il était l’aîné,
reprendre son rôle à la tête de la ferme familiale. Une passation de
pouvoir qui paraissait aussi naturelle qu’immuable, même s’il fallait
longtemps rester sous la férule du patriarche. « Déjà, dirons les plus nostalgiques, nous sommes déjà devenus objets de l’Histoire, comme ces objets "vintage" qu’on voit sur les brocantes ».
Bons pour l’écomusée des espèces disparues, des photos surannées dont
la jeune génération ne reconnaît pas grand monde dans toutes ces têtes
jeunes ou chenues qui posent et semblent d’un autre âge.
Au
centre de la photo que j’examine, un personnage haut en couleurs (si j'ose dire, la photo étant plutôt sépia) aussi
fier que modeste, tonitruant et roublard parfois : mon oncle Francis Menier.
Il avait exercé bien des métiers, petits métiers de crève-la-faim et,
quand je l’ai connu, il pratiquait encore l’un de ces métiers que la
technique a condamnés, charbonnier ou bougnat disait-on aussi, métier
difficile, rude aux hommes qui l’exerçaient et en retiraient malgré tout
un certain prestige. Une espèce de prestige de fort des halles qui
n’hésite pas à rouler des mécaniques, cachant ses ongles noirs et ses
mains calleuses.
Succès assuré quand même.
Un métier dur et salissant, espèce de mineur de surface qui en rebutait plus d’un. Il fallait souvent
porter des sacs de charbon de cinquante kilos le long de chenaux
d’arrière-cour, de couloirs de cave longs et étroits où il devait
parfois se casser le dos pour circuler, gravir des cinq étages, sans
ascenseur bien sûr, le sac de cinquante kilos bien calé sur le capuchon
de toile qui enveloppait et protégeait la nuque.
Francis
ne se plaignait pas. Il râlait, maugréait, pestait, c’était même sa
spécialité, une seconde nature, mais jamais il ne se serait apitoyé sur
son sort. La vie, c’était ainsi, à prendre comme elle venait, à
conquérir à la force du poignet.
Question d'habitude.
Un travail quotidien harassant, des hauts et des bas, étiages et crues se succédaient au rythme des saisons, comme l’Arc qui coulait en Maurienne,
son pays natal. Des douze heures, quinze heures par jour en haute
saison quand les gens s’inquiétaient de remplir leur réserve ou leur
cave avant les frimas et les grands gels, venaient ensuite les petits boulots pendant les
jours vides de la belle saison.
Francis
avait un certain sens du commerce, sans théorie, d’instinct, une idée qui lui
venait sans y réfléchir, sans qu’il l’eût vraiment laissé mûrir. Ça lui
venait sans préavis : « On pourrait se lancer dans le charbon de bois, aller en chercher chez nous en Savoie, y’a encore des charbonniers dans le coin, ça devrait bien marcher… » Et puis plus rien, il en restait là et passait à autre chose. Un esprit en escalier, « un velléitaire » disait son frère Eugène avec qui, de toute façon, il n’était jamais d’accord.
On ne peut pas dire qu’il aie été un homme facile à vivre mais avait trouvé son alter ego en Germaine, une fille de par là-bas elle aussi mais de la Haute-Maurienne,
pays alors encore plus rude, dominé en hiver par ces neiges qui
s’entassent en strates successives et semblent éternelles. Sans Germaine,
rien n’eût été possible, toutes ces belles dispositions seraient
restées lettres mortes, au stade des possibles. Des idées qui plaisaient
bien à Francis mais les mettre en application le rebutait et il baissait les bras pour passer à autre chose. Pour lui,
le concret se résumait au travail à faire, celui qui réclamait ses
mains, son corps, sa force de travail.
Un
homme trop contradictoire pour être facile à cerner, (finalement, assez
semblable à son époque) tour à tour colérique, intransigeant,
vindicatif mais aussi travailleur infatigable, bon père de famille, un
cœur en or. Il savait le travail exigeant, réclamant alors toute sa force de travail, il avait connu les patrons tyranniques et sans
scrupules, répétant à qui voulait l'entendre qu’il « valait mieux être son propre maître », se débrouiller pour être son propre patron, éviter de compter sur autrui. C’était sa devise, sa bible.
Le fruit conjugué de ses convictions et de son expérience.
Il savait le travail évanescent, beaucoup d’emplois ancestraux en voie
de disparition, au village plus de sabotiers, plus de maréchal-ferrant,
plus de charron et bientôt plus de chevaux. Rapidement, il fallut
descendre dans la vallée pour faire ferrer son cheval. Il connaissait
l’exode rural pour l’avoir vécu mais il avait quitté la Savoie sans regrets, à peine une pointe de mélancolie pour un amour d’enfance ou pour son dernier instituteur.
Le seul à avoir réussi à lui apprendre quelque chose. Le reste, il l’avait écrit à l’école de la vie.
Toute
cette enfance laissée derrière lui sans savoir ce que lui réservait
demain, tous ces métiers disparus ou menacés, alors pourquoi pas le
bougnat aussi, fauché à son tour par on ne sait quel sortilège
technologique.
Il savait que tout était possible ; et rarement le meilleur.
"Bois et charbon" Affiche vantant "le boulet de Brassac"
1- Enfin à son compte
Germaine
trônait sur le seuil de la maison, les mains sur les hanches, son balai
posé pour quelques instants contre le chambranle de la porte. Ce
n’était pas le moment de rester dans ses jambes, elle avait épousseté et
récuré tout son nouveau domaine depuis plusieurs jours ; pour être fin
prête pour l’ouverture.
De
l’extérieur, la maison ne payait pas de mine, une façade aux couleurs
pisseuses dont le crépi s’écaillait par endroits, des boiseries rongées
par l’humidité, qu’il allait falloir changer, le tout à l’avenant. Du
travail en perspective. Seules les tuiles du toit resplendissaient au
soleil, renvoyant par réverbération des reflets roses dont la couleur se
diluait dans la lumière.
Comme disait Francis, « une maison en est vraiment une quand elle est hors d’eau. »
Remarque d’ancien maçon. Il avait retroussé ses manches et refait tout
le toit, changé voliges et chevrons en mauvais état, remplacé les tuiles
cassées ou trop poreuses, mangées par la mousse.
À part la grande pièce qui ouvrait sur une cour minuscule donnant sur l’impasse, où il avait aménagé le bar que tiendrait Germaine,
et qu’il avait à la hâte passée à la chaux, le reste était resté en
l’état, c’est-à-dire tout juste habitable. À cette époque encore plus
difficile depuis que la crise économique mondiale avait atteint la France
vers 1932-1933, gagner sa vie était souvent une lutte de chaque jour.
Eux n’avaient guère que leurs bras et leur volonté à opposer au destin.
Et puis, ils n’étaient pas du genre à endurer les remarques d’un patron
et petites avanies quotidiennes qui gâchent l’existence.
Mieux valait être son propre patron et ne s’en prendre qu’à soi-même.
Avant de devenir noir de la poussière du charbon s’infiltrant partout, Francis
était tout blanc de la chaux qui maculait sa combinaison de travail. Il
n’était pas vraiment le roi du pinceau. Heureusement que Germaine, prévoyante, avait étendu des journaux et des cartons sur le sol pour limiter les dégâts. « Tu ressembles vraiment à un clown comme ça avec ces taches de chaux sur la figure et sur ton espèce de chapeau. » Déjà
qu’avec sa bille toute ronde, ses gros yeux et sa calvitie bien
avancée, il avait des airs de clown que démentait sa grosse voix...
« À chaque jour suffit sa peine avait-il dit à Germaine en rangeant ses outils, l’important c’est que nous soyons prêts pour l’ouverture »,
même si elle ne l’entendait pas de cette oreille. Mais pour une fois,
elle n’avait rien répondu. D’autres tâches les attendaient avant
l’ouverture fixée au prochain samedi : réceptionner la livraison du
charbon, aménager le coin bistrot et récupérer le mobilier qu’ils
avaient acheté d’occasion. Une aubaine provenant d’un bistrot qui
fermait.
Il n’était pas rare alors que le commerce de bois et charbon soit couplé d’un bar pour diversifier les activités et "mettre du beurre dans les épinards". Ils avaient bien assez de place et Germaine
adorait ça, servir les clients et faire la conversation de sa voix haut
perchée, commentatrice hors pair de l’actualité, sachant parler pour ne
rien dire.
Francis grognait par habitude mais on voyait dans ses yeux briller l’éclat d’une joie profonde. « Enfin, enfin » semblaient-ils dire, après des années cahin-caha. Il
faisait le modeste, « oh, c’est simple et ce n’est pas encore gagné, il
reste beaucoup à faire… »
Quand les voisins, intrigués par cette
reconversion, venaient aux nouvelles et amorçaient la discussion avec
une phrase anodine : « Ah, ça fait longtemps que la maison était inhabitée, laissée à l’abandon » ou bien « Quel plaisir de voir un nouveau commerce s’installer ici, les clients ne vont pas manquer, vous savez… » Francis répondait sur le même registre, « c’est vraiment une affaire modeste, et puis ce n’est pas gagné, la concurrence est rude par ici, » ne manquant pas d’ajouter « on compte sur vous samedi pour fêter l’ouverture avec une petite dégustation et l’accordéon de Marcel. »
Le seau à charbon
Parfois,
ils tentaient de leur tirer les vers du nez, mine de rien pour savoir
d’où ils venaient et ce qu’ils venaient faire par ici mais ils restaient
dans le vague, assez évasifs pour susciter encore plus de curiosité ou
changeaient de sujet, laissant l’interlocuteur sur sa fin.
Ils avaient bien le temps de savoir et en attendant, ils faisaient parler d’eux. Germaine savait bien que chez l’épicier ou le boulanger de la place des Maisons-Neuves ou même chez la coiffeuse de la rue Paul Bert, ils étaient au centre des conversations.
Francis et Germaine avaient finalement quitté les neiges immaculées de leur Maurienne
natale pour l’éclat noir de l’anthracite qui, dans la pénombre de la
réserve, lançait des reflets miroitants comme un tableau de Soulages.
Une neige qui sonnait dans ces montagnes l’heure du repos hivernale,
qui les obligeait à hiberner pendant parfois plusieurs semaines, isolés
dans leur cocon de bois, comme une île entourée d’un océan immobile
d’une blancheur redoutable.
Le
quartier avait un côté multiforme qui leur plaisait bien. On y trouvait
du côté sud au-delà de la ligne de chemin de fer, de nombreux ouvriers
dans des PME installées depuis longtemps, des unités
de décolletage dédiées surtout à la sous-traitance, des ateliers de
confection comme celui du Dauphiné, l’AFD qui deviendra plus tard le cinéma Magic, la MECAD,
la Mécanique Dauphinoise et plus au nord, des artisans et quelques
fabriques de biscottes ou de chocolat, beaucoup d’artisans, des maçons,
des peintres, des électriciens…
Dans le centre, autour de la rue du Dauphiné et jusqu’aux limites de Villeurbanne, on trouvait surtout de petits immeubles assez anciens, datant d’avant la Grande Guerre et habités par les travailleurs du quartier ou des personnes âgées.
C’était un quartier cosmopolite qui s’était structuré autour d’usines
et d’ateliers, un quartier ouvrier coincé entre les quartiers plus
huppés des Brotteaux et de Montchat, constitué des vaques d’immigrés venus s’y installer au gré des soubresauts qui secouaient l’Europe. Beaucoup d’italiens qui fuyaient le fascisme, des ouvriers, des syndicalistes emprisonnés, persécutés par le régime de Mussolini,
des arméniens rescapés des massacres turcs, des maghrébins et des
Africains des colonies vivant souvent de petits boulots, des gens venus
de ces pays assez instables des Balkans imposés par les traités qui avaient redécoupé l’Europe après l’armistice de 1918, de nombreux grecs chassés de Turquie pendant la guerre gréco-turque.
Des déracinés souvent exploités qui se rassemblaient par communautés
pour retrouver un semblant de cocon, être moins seuls et moins paumés
dans cet univers inconnu. On pouvait vivre avec pas grand-chose ici.
Deux fois par semaine, marché place des Maisons-Neuves où la mère Duguy vous concoctait ses petits plats préparés, tout chauds et prêts à consommer pour quelques sous. Même Germaine, jalouse, imbue de ses talents de cuisinière, ne rechignait pas de recourir aux petits plats de la mère Duguy.
Chaque dimanche matin, grand marché place Grandclément avec l’alimentation sur la place, « vingt sous le plateau de haricots verts, le troisième melon gratuit, profitez-en ! », au royaume des bonnes affaires, avec des tas de fringues le long de l’avenue de la gare menant à Montchat,
des vestes, des gilets, des robes multicolores exposés sur des
portants, le tout-venant, des fonds de magasins à prix cassés, entassé
sur des planches posées sur des tréteaux, des colifichets, des bijoux en
toc brillant de tous leurs feux, bien mis en évidence sur des supports
en diagonal qui attiraient les femmes qui s’attroupaient devant ces
symboles du luxe.
Le
marché comme point de rencontre, lieu d’échanges propice à une vie
sociale, pour beaucoup la seule occasion de la semaine de changer
d’horizon et de voir du monde. Même l’école ne jouait pas ce brassage,
cet entrain bon enfant que renforçait la gouaille des commerçants.
Germaine
ne s’y était pas trompée qui n’aurait jamais manqué le marché du
mercredi, prête à affronter toutes les intempéries pour sillonner les
allées de sa lourde démarche, le cabas sous un bras, donnant le bonjour
par-ci par-là, toujours un mot gentil pour les clients de Francis ou ses habitués.
Ça leur faisait plaisir, ça les valorisait et ça ne coûtait pas cher.
Mais
en cette journée maussade, l’heure était aux préparatifs. On attendait
les invités pour l’apéro et ils tenaient tous les deux à ce que tout
soit parfait. Qu’on dise dans le quartier qu’au bar "chez Germaine", on était bien reçu, que les patrons ne rechignaient pas, qu’ils savaient vivre.
Il ne fallait pas rater cette intronisation.
Aussi, Germaine
astiquait-elle avec vigueur le comptoir en étain qui resplendissait
sous ses coups de peau de chamois. Un dernier tour du propriétaire, un
dernier regard de contrôle et elle pouvait attendre sereinement leur
arrivée.
Aussi, Francis
finissait-il d’installer des plateaux sur des tréteaux qu’il avait
sommairement équarris, au cas où l’affluence serait plus nombreuse que
prévue.
Maintenant
que tout était prêt, ils avaient hâte que les gens arrivent. À midi, on
ne devrait pas avoir trop de monde, peu d’ouvriers des usines alentour,
souvent pressés par le temps, surtout des consommateurs des rues avoisinantes venant prendre un café et discuter un peu.
Attente un peu fébrile quand même, avec un petit pincement au cœur face à l’incertitude qui va bientôt se lever.
Le bougnat et son enseigne
2 - L’inauguration
Gaston Joubert, le délégué syndical CGT de la MECAD, la Mécanique dauphinoise, fut le premier à pousser la porte, jamais en veine de compliments avec sa faconde habituelle.
- Bonjour, bonjour la compagnie, dit-il en leur serrant la main. Ah, aujourd’hui je vous fais la bise madame Menier, ça s’impose pour l’inauguration. Puis embrassant la pièce du regard, il lança son compliment : « Et vous avez bien travaillé, la pièce est superbe et beaucoup plus lumineuse maintenant ».
Suivit Pablo Sanchez,
républicain espagnol un peu paumé, échoué dans le quartier depuis sa
fuite devant l’armée franquiste. La tourmente avait emporté sa femme et
sa fille, depuis il vivait ici –ici ou ailleurs quelle importance-
faisant au noir de petits boulots de plâtrier-peintre. Le bistrot
deviendrait son île, son port d’attache. Entre Gaston Joubert communiste militant et Pablo Sanchez
républicain espagnol anarchiste, les passes d’armes étaient parfois
homériques, surtout quand les autres habitués y mettaient leur grain de
sel.
Suivit Roger Costa avec sa tignasse et son bon sourire juvénile, à la fois serrurier et artiste, surnommé Le Planeur,
qui récupérait toute la ferraille du quartier pour créer ses
sculptures. Comme cadeau de bienvenue, il avait apporté l’une de ses
créations, une espèce (très moderne) de Penseur façon Giacometti
(avant la lettre) faite d’un amalgame de clous, de boulons, de fils de
fer et d’autres bouts de ferraille non identifiables pour un profane.
Si vous aviez vu la tête de Francis ! Germaine
remercia avec effusion –pas trop quand même, des fois que ça l’incite à
en ramener une autre et la mit (pour l’instant) bien en évidence sur le
comptoir. Francis préféra la fuite, s’occupant les mains en distribuant des amuse-gueule et en disposant les verres pour servir l’apéro.
Arrivèrent ensemble les mousquetaires du "carré d’as",
beloteurs impénitents qui squatteraient une table chaque après-midi
devant un pot –pas très intéressants comme clients- mais qui mettaient
l’ambiance dans le bar. Sympas mais un peu bruyants parfois, que
germaine se jurait bien de remettre en place si nécessaire. Pas question
qu’ils n’en fassent qu’à leur tête !
Toujours
les quatre mêmes, des mordus qui y consacraient leurs après-midi. Les
deux invalides de guerre vivotaient de leur petite pension, André Ferrandon le manchot qui avait perdu un bras à Verdun et Honoré Groussard gazé dans la Somme, Louis Leprince un ex militaire reconverti un temps dans la marine marchande, la tête toujours quelque part sur les mers et Salvator Mazzini, antifasciste italien qui avait viré gardien de nuit et tuait son ennui et sa solitude à coups de belote.
Entre le socialiste Mazzini, le maurrassien Leprince qui rêvait de refaire en mieux le coup du 6 février 1934, le Croix-de-feu Ferrandon qui pestait toujours contre l’État, l’accusant de nier les droits inaliénables des anciens combattants et Groussard
qui ne savait pas ce qu’il voulait mais savait ce qu’il ne voulait pas,
l’ambiance était assurée, leurs échanges ayant tendance à déborder les
petites querelles de beloteurs.
Mais la vigile Germaine était là pour les ramener à plus de retenue, sur un ton qui ne souffrait aucune réplique.
Madame Duguy,
la vendeuse des quatre-saisons, bien connue sur les marchés, les
suivit de peu, accompagnée du cantonnier connu sous le nom de Larbi
installé ici depuis longtemps. Lui aussi, tout le monde le connaissait,
on le rencontrait au hasard des rues, son balai d’osier ratissant le
caniveau ou à la fin du marché, faisant place nette et rassemblant
cartons et cageots laissés par les commerçants.
Puis ce fut au tour de Ladislas Labowski de pousser la porte. « Je suis en retard, comme d’habitude »,
dit-il pour s’excuser. Il était tout à la fois ramoneur et fumiste,
travail saisonnier qu’il complétait par l’entretien des poêles, ce qui
suffisait encore difficilement à le faire vivre.
Installé juste à côté des Menier,
il espérait bien que la complémentarité de leur métier lui permettrait
de se développer. Aussi, il n’hésita pas à en rajouter : « Ah, j’ai
quand même pu admirer votre devanture. Quelle bonne idée d’avoir mis en
vitrine un échantillon des différentes sortes de charbon que vous
proposez, un catalogue grandeur nature en quelque sorte. Et puis
l’enseigne… »
Effectivement, Francis
avait voulu une belle enseigne, des couleurs qui attirent l’œil et
changent du monochrome noirâtre qui colle au bougnat. Et juste
en-dessous, à l’enseigne classique "Vins, bois et charbon", il avait rajouté dans un bel encadrement, ce qui avait ravi sa femme : "Chez Germaine". Il en était fier et s’est rengorgé de la remarque de son collègue ramoneur.
Sans doute que maintenant, tous ceux qui devaient venir étaient
arrivés. Tout le monde fumait et parlait en même temps. On échangeait
des informations sur la vie du quartier, les menus événements du
quotidien qui prennent du relief dans des vies qui en manquaient.
Germaine en profita pour entrouvrir une fenêtre malgré les quelques gouttes qui s’écrasaient sur les vitres.
On en était aux discussions sur le temps –sujet incontournable- et aux compliments sur la nouvelle installation, « qu’est-ce que ça a éclaircit la pièce, c’est beau maintenant avec les rideaux qu’a confectionné madame Germaine ! » On n’était pas en veine de compliments, quand un nouveau venu entra en s’ébrouant, et dit pour tout préambule : « il commence à pleuvoir, pas beaucoup mais suffisamment pour vous empoisonner. »
Pratiquement tout le monde se connaissait ici. Les Menier
se sentaient un peu déphasés par instants, surtout quand un client
évoquait des événements passée, des histoires anciennes que, bien
entendu, ils ne connaissaient pas. Il y avait parfois quelques rires
étouffés à propos d’anecdotes, d’évocations du passé que seuls
comprenaient les initiés.
Consciente de ce décalage, Germaine après
avoir remercié tous ceux qui avaient répondu à son invitation, fit les
présentations. Oh, juste quelques phrases pour retracer leur parcours,
sans s’attarder sur les détails, en dire le moins possible tout en
essayant d’étancher leur curiosité. « Pourquoi ce quartier, ajouta-t-elle enfin, eh bien parce que nous avons de la famille du côté de Villeurbanne et d’ailleurs Gaby, le cousin de Francis, devrait bientôt nous rejoindre avec sa femme. Encore un mot pour vos présenter le dernier arrivant, un autre cousin de Francis, Marcel l’accordéoniste. »
Applaudissements timides pour saluer le dernier arrivant.
« Oh
se risqua-t-il, aujourd’hui j’ai simplement emmené mon bandonéon parce
que c’est tout de même plus facile à transporter sur mon vélo. »
Avec son accordéon ou son bandonéon, Marcel savait mettre l’ambiance, on allait bientôt s’en apercevoir. Levant son verre, il dit simplement : « Je souhaite longue vie à votre nouveau commerce. »
L’heure était déjà bien avancée quand Gaby arriva, essayant de ne pas trop se faire remarquer. En se frottant les mains, il dit simplement à Francis : «Il fait bon chez vous, cette pluie fine vous transperce. » Tandis que Germaine lui versait un petit remontant, Francis entonnait de sa grosse voix une chanson de bougnat "Le charbon de la Ruhr" qu’interprétait alors un groupe fort réputé, Jacques Hélian et son orchestre :
Ce n´est pas un refrain
Qui nous vient de l´Amérique
Naturellement,
C´est un air plein d´entrain,
Une chanson calorique
Évidemment…
Les gens aimaient bien les chansons réalistes, histoire de verser une petite larme sur des histoires à la Zola, il n’en manquait pas dans le répertoire comme Berthe Sylva avec ses "roses blanches" ou "On n’a pas tous les jours 20 ans " ou "Tel qu’il est" de Fréhel.
Mais c’était surtout les chansons entraînantes qui étaient en vogue,
faciles à chanter, celles qu’on reprenait en chœur quand on se
réunissait en famille ou entre amis pour faire la fête.
Marcel
possédait les partitions des chansons les plus connues, qu’il avait
recopiées avec application en plusieurs exemplaires. Dans le café, on se
groupait à plusieurs autour du texte des paroles, pour chanter ou
reprendre le refrain.
Une espèce de karaoké des années 30.
Disque de Rina Ketty Commerces du quartier
Marcel, qui connaissait son affaire, commença en douceur par deux chansons de Rina Ketty, d’abord une "espagnolade" intitulée Sombreros et mantilles, peuplée de "fandangos et séguedilles" puis son succès le plus récent, "J’attendrai", reprise d’une chanson italienne dont tout le mode repris le refrain avec entrain. Rien de tel pour mettre l’ambiance.
Notre musicien enchaîna avec le grand succès de Charles Trénet "Je chante", « je chante du soi au matin, je chante sur mon chemin », chanson optimiste comme beaucoup de chansons de cette époque, au temps de Munich
et des bruits de guerre, à croire que plus la peur s’installait, plus
la vie prenait des airs de précarité, plus on avait besoin d’oublier,
d’exorciser le présent.
Les airs qu’il choisit ensuite furent de la même veine, plus romantique comme "La java bleue", « la java la plus belle, celle qui ensorcelle, quand on la danse les yeux dans les yeux » de Fréhel ou "Le plus beau des tangos du monde" d’Alibert, surtout pour les dames qui adorent en général ce genre de chanson qui leur permet de rêver à l’impossible.
Germaine, de sa voix à la fois forte et criarde, entonna sa chanson fétiche, de Mistinguett, "C’est vrai", « on dit que j’ai la voix qui traîne… que j’montre mes gambettes… que j’ai que trois notes… » en terminant sous les applaudissements et des sourires entendus.
On
finit par des chansons légères de fête, celles que tout le monde finit
plus ou moins par connaître, au moins le refrain, comme ces choses
familières auxquelles on ne prête plus guère attention. Parmi les succès
récents, Marcel choisit ceux de deux acteurs-chanteurs, comiques troupiers, Fernandel avec son charmant "Ignace", « petit nom charmant » et les incontournables de Ray Ventura, à la fois drôles et entraînantes, "Tous va très bien madame la marquise" et "Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine".
L’ambiance retomba quand on regarda l’heure qui tournait et chacun à regret repartit vaquer à ses occupations.
L’inauguration fut une parfaite réussite. Surtout grâce à Marcel.
En cette fin des années 30, la radio, la TSF comme
on disait alors, connaissait un essor extraordinaire, progrès
techniques, prix abordables, si bien que Germaine rêvait d’en posséder
un pour mettre un peu d’ambiance de temps en temps, écouter les grands
succès du moment qu’on y diffusait.
Mais elle n’avait pas encore osé en parler à Francis qui aurait haussé les épaules en soupirant « Toi et tes idées bizarres… »
La livraison dans les années 30
3- La tournée de Francis
- Bonjour madame Lepetit. On fait comme d’habitude.
Question rituelle qui n’en était pas une. Francis
avait rapidement pris le rythme, fait connaissance avec ses clients,
leurs habitudes et leurs petits travers, ceux qui vous snobaient, ceux
qui vous glissaient facilement la pièce, ceux qui auraient bien voulu
mais qui ne pouvaient pas, ceux qui voulaient absolument vous faire
avaler un verre de vin, souvent acide, de type piquette. « Ah, répondait Francis de sa grosse voix, vous me connaissez maintenant, jamais pendant le service. »
Pour celui qui insistait, il changeait de sujet ou posait la note sur la table, un bout de papier griffonné par Germaine
qui tenait les comptes sans partage. Pour les plus pénibles, les
clients peu intéressants, pas de notes, il annonçait le prix en le
majorant selon la tête du client et son humeur. Non qu’il fût
atrabilaire ou lunatique mais il ne fallait pas le chercher.
Pour madame Lepetit,
veuve depuis longtemps, vivant dans ses deux pièces situées au
cinquième étage, il fallait livrer chaque semaine à la mauvaise saison
deux sacs de boulets, le genre de boulets bon marché et font de la
poussière et fument beaucoup en se consumant, le premier qu’il versait
directement dans le coffre en bois juste à côté du poêle et le second
qu’il déposait à côté et qu’un voisin viendrait lui verser quand le
coffre serait vide. Elle posait sur la table l’argent de la livraison,
juste le compte, pas besoin de faire l’appoint et lui faisait la
conversation, lui versant parfois une tasse de café, son petit péché
mignon.
Elle ne voyait pas grand monde ici, descendait juste pour
s’approvisionner avec ses mauvaises jambes qui supportaient de moins en
moins les cinq étages. « Oh, si vous saviez ce que ces étages me pèsent, je les trouve de plus en plus raides ! » Au fil des visites, elle avait fini par l’appeler « monsieur Francis », ce qui était pour elle une suprême marque de respect.
Le charbonnier et son sac
Fatigant et pas vraiment rentable mais elle était si charmante avec la voix si douce qui le changeait de Germaine et ses tenues surannées, ses dentelles d’avant guerre. Et puis « une cliente est une cliente » rétorquait-il à Germaine qui lui faisait remarquer qu’il se crevait pour rien ; car Francis l’aimait bien la mère Lepetit,
sous ses air bourrus, elle l’avait bien deviné, c’était un tendre. Sauf
pour les politiciens de tous bords qu’il vouait au diable en leur
souhaitant d’aller se faire pendre.
À
la fin de la journée, la fatigue pesait, les étages devenaient plus
hauts, les sacs plus lourds. Insensiblement, les escaliers des caves,
des étages pesaient dans les jambes, les sacs pesaient sur les épaules. Francis
n’en laissaient rien paraître, son orgueil en eût pâti, mais il avait
parfois hâte de rentrer chez lui pour masser ses mollets douloureux ou
se faire masser la nuque et les épaules par Germaine.
Se
débarrasser aussi de cette poussière de charbon qui s’immisçait de
partout, dans tous les replis de la peau, lui brouillant parfois la vue
quand la sueur creusait des sillons sur les joues et poussait cette
poussière dans les yeux. Il en restait toujours un peu, sous les ongles
par exemples, des traces noirâtres qui trahissaient son activité.
Ses débuts dans ce nouveau métier furent plus difficiles qu’il ne l’aurait cru. Francis
ne possédait alors qu’une charrette qu’il poussait sur les pavés
disjoints et tirait pour passer les bordures de trottoir, avec son
énorme chargement de sacs de charbon qui devenaient sacs de plomb au fil
des heures. Pourtant, Francis s’efforçait d’établir un
planning cohérent, commençant par les livraisons les plus éloignées du
bar pour diminuer fatigue et temps de trajet.
Mais
la réalité déjouait souvent ses plans. Des clients venaient le voir ou
envoyaient un de leurs enfants, l’appelaient en urgence pour se
décommander ou changer la date de livraison et il fallait bien répondre à
leur demande. D’autres se désistaient ou n’avertissaient même pas de
leur absence.
Le bon de livraison
« Ils
me prennent pour qui ces minables de p’tits macaques… La prochaine
fois, je leur fait bouffer mes boulets pour leur apprendre à vivre à ces
sales tronches de nuls ! »Francis avait beau
tempêter, éructer ses menaces, les traiter de tous les noms d’oiseaux,
il lui fallait bien en passer par leurs fourches caudines et finir par
accepter leurs conditions. Germaine, qui n’en pensait pas moins, s’empressait de rabaisser son caquet : « Crie fort, exprime-toi beau merle, quand on tient un commerce, on fait le gros dos. »
Ce qui ne l’empêchait de dire pis que pendre de certains clients dans l’intimité de sa cuisine : «
Et l’autre là, ce pète-sec qui me regarde de haut et dépose avec une
moue l’addition sur la table après m’avoir dit d’un ton dégoûté :
"Combien vous dois-je chère madame ", alors qu’il le sait fort bien. » Alors Francis baissait d’un ton, disait de son air le plus sérieux : « Mais ils ne nous aurons pas, hein Germaine ! » Elle leur servit un petit remontant en confirmant : « Oh non, ils ne nous aurons pas ! » Et ils éclataient de rire.
Ceux
qui lui tapaient sur les nerfs prenaient le meilleur, le plus cher, de
l’anthracite belge ou allemand, payaient rubis sur ongle, ce qui n’était
pas le cas des plus pauvres qui, gênés, demandaient souvent des délais
d’un air penaud, payaient en retard en s’excusant. Francis grognait pour la forme et compatissait. Il faut bien que tout le monde vive… et se chauffe un minimum. « Si je t’écoutais, râlait Germaine, tu nous mettrais sur la paille. Tu es trop gentil. Heureusement que je suis là… »
Question monnaie, Germaine était
la reine… une vraie fourmi. L’argent mis de côté pour les dépenses
était réparti dans des enveloppes étiquetées et rangées dans le
secrétaire fermé à clé. Francis faisait la même chose pour le charbon,
un casier pour chaque variété et un plus grand pour le poussier, les
petits boulets faits de poussière de charbon agrégée, les moins chers et
les plus demandés.
On
aurait même pu dresser la sociologie du quartier à travers les
commandes des clients. Les petits boulets pour les plus démunis
jusqu’au noble anthracite dur et compact, au fort pouvoir calorifique,
la gamme s’élargissait aux nombreux produits de milieux de gamme, les
noix et les noisettes, petits mais de bonne tenue, les gailletins, les
gros calibrés et les flambants qui brûlent bien et laissent peu de
cendre. Et d’autres variétés encore que Francis ne commandaient pas, s’en tenant aux variétés les plus demandées.
La
façon de s’organiser, de conserver la forme, il l’avait appris tout
seul, sur le tas. Il savait désormais étirer longuement ses muscles pour
diminuer les tensions, atténuer les raideurs, la nuque surtout qui
recevait le poids de chaque sac de charbon. Il connaissait les postures à
éviter, la façon de saisir et de lever un sac sans trop d’efforts, sans
se casser le dos, la façon de se baisser en donnant un léger coup de
reins pour décoller le sac, le lever avec un minimum d’efforts.
« Han »
grognait-il parfois, enchaînant avec un mouvement de discobole qui
projetait le sac sur sa nuque protégée par le capuchon en toile de jute.
Il disait avec ce rire de gorge qui n’appartenait qu’à lui, « bougnat, c’est un métier de fainéant, ça consiste à faire un minimum d’efforts ! » Et
ça faisait rire tous les clients. Bien sûr, personne n’était dupe de
son ironie et pourtant, c’était bien vrai, l’essence même du métier,
condition première de la longévité du bougnat.
Au
début, quelques bouffées de nostalgie du pays lui venaient mais il les
repoussait avec d’autant plus de force qu’il savait sa jeunesse
bucolique disparue sans retour, que la vie là-bas dans les Hurtières était, pour des gens comme lui ou Germaine,
encore plus difficile qu’ici dans la grande ville. Derrière la belle
carte postale d’une forêt de châtaigniers dans toute la splendeur de ses
couleurs automnales ou de sapins ployant leurs branches d’un vert
soyeux sous le poids de la neige, scintillant dans la gelée matinale.
La livraison du charbon
4- Une journée particulière
Une journée banale s’annonçait, un gros planning pour Francis, le train-train des habitués du café pour Germaine, une journée plutôt maussade avec son ciel bas qui charriait des nuages noirâtres. Des images couleur "charbon" pour Francis qui, paradoxalement, n’aimait pas voir la vie en monochrome.
Un attroupement s’était formé près de l’impasse du Dauphiné.
Il y avait les beloteurs de l’après-midi attirés par les éclats de
voix, la concierge du 131, le grand immeuble à l’angle de la rue du
Dauphiné et de la rue de la Métallurgie, des ouvriers de l’usine MECAD, La Mécanique Dauphinoise, et des clients sortis en hâte de l’épicerie qui occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble voisin.
- Francis, Francis, s’égosillait Germaine.
Francis
venait de finir sa tournée et n’aspirait qu’au repos. Il n’avait nulle
envie d’aller voir ce qui se passait à l’entrée de l’impasse.
Germaine déboucha dans le salon comme une furie, le visage rubicond, suant et soufflant, en soutenant d’une main ses gros seins.
- Francis, ah tu es là. Viens vite, on a besoin de toi.
- Alors, on abandonne son poste maintenant. Plus personne pour tenir le comptoir.
- Il s’agit bien de ça. Viens donc.
En
grognant, il enfila ses pantoufles et se dirigea vers l’attroupement.
Une épaisse fumée sortait de la haute cheminée d’un immeuble voisin.
- Je vais aller jeter un coup d’œil, dit Francis en soupirant, pour faire plaisir à Germaine.
- Pas question d’y entrer monsieur, répondit un ouvrier qui en
revenait. Trop de fumée. On ne peut même pas pénétrer dans le hall
d’entrée. Il vaut mieux ne pas insister, ça pourrait être dangereux.
- Regardez la fumée qui s’échappe maintenant d’une fenêtre du dernier étage, s’écria la concierge.
- Mon dieu, et toutes ces familles qui sont prisonnières de cette fournaise… geignait l’épicière qui envisageait déjà le pire.
L’âcre
fumée qui s’échappait en écharpes noirâtres sentait le drame et
l’anxiété se lisait sur le visage de tous les spectateurs impuissants.
-Et les pompiers qui n’arrivent pas, se lamentait maintenant la concierge
Comme dans ce genre de cas, le temps semblait se dilater, s’étirer en
secondes interminables, s’écouler au ralenti rendant l’attente
insupportable.
-Ah,
attendez… Je crois les entendre… Oui, oui, c’est bien eux, vous pouvez
me croire, ils arrivent, s’écria l’épicière de sa voix criarde en
sautant sur place.
Effectivement, ils ne tardèrent pas à déboucher dans l’impasse, reculant dans la rue du Dauphiné pendant que les pompiers sautaient du camion et commençaient à sécuriser leur espace de travail.
Après,
ce fut un branle-bas général, le déploiement de professionnels qui
savent exactement ce qu’ils doivent faire, sans mots superflus, se
concertant par gestes. Ils finirent de repousser la foule des badauds
qui ne pouvaient que le gêner. Francis soupira en signe d’impuissance et retourna chez lui tandis que Germaine ne perdait pas une miette du spectacle.
Frustrés, les badauds qui s’étaient entêtés à rester, ne voyaient rien de ce qui se passait à l’intérieur.
- C’était inévitable, commentait Germaine,
avec le temps les vieux conduits de cheminée deviennent poreux,
encombrés de dépôts. Et voilà ce qui arrive : un feu de cheminée qui
dégénère.
- Que voulez-vous madame, répondit un métallo qui s’apprêtait à
repartir, beaucoup de gens n’ont pas les moyens de faire ramoner leur
cheminée chaque année. Et vous avez raison : on voit le résultat.
- Je suis bien placée pour le savoir monsieur. Et je peux ajouter qu’ils
achètent les boulets les moins chers, ce charbon qui encrasse le plus
vite leurs conduits de cheminée.
À chaque fin d’hiver, c’est la même chanson.
Quelques jours plus tard, Francis
passa devant l’immeuble qui portait les stigmates de l’incendie et qui
avait été évacué. Par curiosité, il jeta un œil dans le hall : tout
était noir de suie, des fils fondus pendaient le long des murs, les
boîtes aux lettres endommagées. L’odeur âcre de brûlé prenait encore à
la gorge. Les occupants n’étaient pas prêts de regagner leur logis.
Ici,
le drame imprimait encore tous les esprits, on pensait encore à cette
femme que les pompiers avaient évacuée sur une civière et au corps
inanimé de cet ouvrier au chômage, décédé dans l’incendie.
Ils n’avaient pas oublié les cris désespérés cette jeune femme, tenant
dans les bras sa petite fille, prise d’une peur panique, menaçant de se
jeter dans le vide, l’échange tendu avec des pompiers souvent confrontés
à ce genre de situation qui s’efforçaient de la calmer et de la ramener
à la raison.
Les
derniers badauds, muets et saisis d’effroi face à cette scène qui
aurait pu virer au tragique, restaient plantés sur le trottoir,
incapables d’intervenir ou de se décider à partir. Passé l’émoi de
l’événement, on le commenta cependant encore longtemps dans le quartier,
puis l’immeuble incendié fut réparé et de nouveau habité.
On tourna la page et la vie reprit son cours.
- La loi des séries, dit Francis, désabusé quand il apprit la mort de madame Lepetit quelques semaines plus tard.
- Que veux-tu chéri, les mêmes causes produisent les mêmes effets, lui répondit Germaine.
-Oh, je connais bien le problème. Les petites gens comme cette brave madame Lepetit
calfeutrent tout dans leur appartement, la moindre ouverture, le
moindre interstice qui puisse laisser passer l’air froid venu de
l’extérieur. Quitte à prendre des risques.
Il savait que ces gens voulaient conserver leur chaleur au maximum, espérant "faire la soudure" avec la belle saison, pas forcément conscients des risques encourus.
- Et pour couronner le tout, ajouta Francis
en se laissant tomber dans le vieux fauteuil en cuir tout râpé, le
mauvais charbon qu’ils achètent facilite le dégagement de l’oxyde de
carbone, ce foutu gaz inodore si dangereux. Les mettre en garde ne sert à
rien.
- C’est sûr qu’ils n’peuvent pas se payer de l’anthracite ou du coke.
- Et non, qu’est-ce qu’on y peut !
La livraison : déchargement La livraison : le retour
Lui
qui n’avait jamais d’états d’âme –pas de questions, pas de réponses- ne
possédant guère que ses grosses mains pour toute réponse, sentait ses
certitudes vaciller depuis le décès de madame Lepetit.
Il l’aimait bien cette petite bonne femme si touchante qui lui rappelait
sa grand-mère, avec ses éternelles blouses bleues, sa démarche dansante
de petits pas hésitants, son doux regard un peu triste. Elle était
ainsi depuis qu’elle avait perdu son mari, semblant s’ennuyer dans cette
vie sans lui.
Il ne lui connaissait guère d’amies, à part l’ancienne concierge qui sortait encore les poubelles de la MECAD ou madame Duguy qui vendait des légumes sur les marchés du quartier et Simone Lange, une assistante familiale qui passait la voir de temps en temps.
Elle devait le guetter, l’entendre souffler sur le palier du quatrième
étage car quand il débouchait sur son palier, sa porte était déjà grande
ouverte.
- Oh, monsieur Menier, quelle peine vous prenez de monter mes cinq étages !
Des journaux tapissait le couloir et le carrelage autour du poêle.
-Vous pouvez poser votre sac sur les journaux, ça ne risque pas de salir.
Il grognait en signe d’approbation.
Ces phrases rituelles, prononcées à chaque livraison, Francis
aurait pu les répéter par chœur. D’une main il saisissait le sac par
en-dessous et d’un coup de reins le déposait en le retenant sur les
journaux. Après avoir salué la vieille dame, retiré sa coiffe et essuyé
la sueur qui ruisselet sur ses joues, il faisait lentement glissé son
sac sur les journaux le long de l’étroit couloir qui débouchait dans la
grande pièce à vivre.
Restait
à accomplir le plus délicat : verser dans le coffre à charbon les 50
kilos de petits boulets qui avaient tendance à se désagréger, surtout
quand on le manipulait sans précautions. Francis avait vite acquis la
dextérité, le tour de mains nécessaires à cette délicate opération.
Enveloppant le haut de sac dans un bras, il l’empoignait de son autre
main et versait lentement, sans à-coups, les boulets dans le coffre. Ni
trop doucement, ni trop vite.
Madame Lepetit assistait à l’opération comme si c’était la première fois.
- Comment faites-vous monsieur Menier pour faire aussi peu de poussière s’extasiait chaque fois madame Lepetit ?
Francis grognait de plaisir même s’il la soupçonnait d’en rajouter.
- Que voulez-vous madame Lepetit,
c’est au pied du mur qu’on juge le maçon, répondait Francis. Question
d’expérience et de doigté. Et ma façon de respecter le client.
À son tour, il en rajoutait un peu lui aussi.
- Ah, c’est vrai, j’oubliai que vous aviez été maçon dans une autre vie.
En réalité, elle n’avait pas oublié et possédait encore toute sa tête.
Mais ça faisait partie du rituel. Une façon de prolonger la conversation
et de garder Francis encore un petit moment bien qu’elle sût que son
temps était compté et ses livraisons loin d’être terminées.
- Et vous préférez charbonnier à maçon ?
- Le problème madame Lepetit,
c’est la mise de fond. Dans la maçonnerie, il faut beaucoup de matériel
et avec les vols sur les chantiers, il faut toujours tout surveiller,
enfermer son matériel. Et physiquement, c’est aussi crevant que mon
travail actuel.
Ensuite,
il fallait sur le pouce déguster son jus de chaussette qui ne risquait
pas de l’énerver et récupérer le prix de sa livraison. Bien en évidence
sur un coin de table, avec l’a-point. On discutait un moment, on parlait
de tout et de rien, surtout elle, c’était sa bouffée d’air, la lumière
de sa journée, et Francis prenait congé avec regret, même s’il savait
que le travail commandait.
Tous les clients n’étaient pas aussi prévenants et réglos que madame Lepetit. Certain se faisaient tirer l’oreille pour payer, et pas forcément les plus pauvres. Ce qui avait le don de faire enrager Francis. « À en croire certains, on leur devrait tout, il faudrait sacrifier à tous leurs caprices. »
Le soir, il se défoulait auprès de Germaine, « jouer les valets et leur faire des courbettes. Ils peuvent toujours attendre que je leur lèche les bottes ! » Sur ce plan, on pouvait lui faire confiance.
Ceux-là,
ils avaient intérêt à se fendre d’un bon pourboire sinon, la fois
suivante, la note serait revue à la hausse. Quitte à le perdre. Y’a des
clients qu’on ne regrette pas. Dame, on a sa fierté et Francis n’était pas prêt à transiger.
Germaine n’était pas trop d’accord, craignant ses sautes d’humeur, plus souple, plus "commerçante" en somme, assez futée pour être toujours d’accord avec les clients ou "noyer le poisson" s’il le fallait.
C’était
comme un pacte entre eux, le ciment de leur mariage, savoir ne pas
aller trop loin tout en sauvant les apparences. Quitte pour Germaine à recadrer son mari devant les clients tout en pensant comme lui.
Chaque fois que Francis passait devant l’immeuble où habitait madame Lepetit (pour lui, c’était toujours "son"
immeuble), les images du passé affluaient. Un pincement de cœur en
pensant qu’il a suffi d’un poêle encrassé laissé sans surveillance…
Il en aurait fait un détour pour éviter de passer devant "chez elle".
Sans l’avouer à Germaine bien sûr.
5- Entre stabilité et désillusion
Au fil des jours, Germaine et Francis avaient pris leurs repères et leur vie se déroulait sans grande surprise dans leur commerce à l’enseigne "Vins, bois et charbon".
C’est bien ce qu’ils voulaient en s’installant ici : la stabilité d’une
petite vie bien à eux qui ne devait rien à personne. Se poser et
laisser s’écouler les jours dans le bercement des saisons.
Petits plaisirs, petits bonheurs… et beaucoup de travail.
Justement, question travail celui de Francis variait selon le bon vouloir des saisons. Comme dans les fermes de la Maurienne où
les premières neiges signifiaient repli sur la ferme et ses
dépendances, le temps venu où les bêtes retournaient en stabulation.
Là-bas en Maurienne –ils ne disaient plus désormais « chez nous »-
le ciel commandait, ruinant les récoltes ou remplissaient granges et
celliers selon ses caprices, on guettait le ciel avec espoir et
appréhension, un ciel énigmatique, fermé aux hommes, interrogeant comme
une pythonisse questionnant les dieux dans les entrailles d’un oiseau,
interprétant des nues aux formes changeantes qui fuyaient dans les feux
bleutés de la ligne d’horizon.
Les Hurtières, contrairement à la Haute-Maurienne de Germaine,
n’était pas un pays de neige, une moyenne montagne qui ne bénéficierait
pas du boom de sports d’hiver, des mirifiques perspectives de l’or
blanc qui allaient bouleverser le rythme séculaire de la vie à l’aube
des années soixante. Pays de sédentaires les pieds accrochés aux sols
pentus, une terre âpre, peu généreuse, qui avait pourtant nourri des
générations de rudes paysans qui se contentaient de peu.
Rien
à voir avec ceux du haut pays qui, réduits à l’inactivité pendant les
longs mois d’hiver, étaient contraints de se faire bûcherons ou d’aller
commercer parfois jusqu’aux confins de l’Europe comme le père Ambroise Grandvaux,
un roulier comme on disait alors, qui partait plusieurs mois avec sa
carriole, parfois avec son traîneau pour aller par exemple jusqu’en Pologne, sillonnant les routes sans relâche par tous les temps pour vendre ses produits.
Puis l’essor des sports d’hiver avait renversé cette situation. La Haute-Maurienne, forte de ses fières stations-champignon qui refaçonnaient le paysage, prendrait des airs d’Eldorado.
Cette montagne-là ne se dépeuplaient plus et ses savoyards ne se
transformaient plus en marchands ambulants ou en ramoneurs pendant la
mauvaise saison. Les longs et rigoureux hivers d’alors, si redoutés,
allaient devenir "la belle saison" et l’agriculture un complément ou même une survivance du passé.
Maison savoyarde typique
Que
de bouleversements en perspective, que d’espoirs mis dans ces champs à
foin devenant aussi précieux qu’un vignoble bourguignon ! Que de
frictions aussi entre les gagnants de l’or blanc et les frustrés
écartés de cette manne ! Comme si dans cette "divine surprise" certains avaient gagné le gros lot au loto.
Mais à la veille de la guerre, on n’en était pas là. Francis et Germaine
pensaient plus à développer leur commerce qu’à la situation du pays et
aux bruits de bottes qui résonnaient de plus en plus fort.
« La guerre, disait Francis, on en parle… on en parle comme s’il fallait conjurer le sort… un coup de barre en Rhénanie, un coup de frein à Munich, un… comment dit déjà mon frère Eugène… ah oui un psychodrame et puis ça se dégonflait comme une baudruche. Et nous, on n’y comprend plus rien. »
À
force de crises et de tensions internationales, les gens s’étaient
faits une raison. Peu s’inquiétaient vraiment, préféraient les berceuses
des politiques et s’occuper de leurs affaires. Francis, que les faits têtus démentaient, prévoyait avec une conviction chevillée au corps : « Bof, ils vont bien nous concocter un nouveau petit Munich, et voilà on repart pour un tour. »
Finalement, une telle phrase mettre un peu de baume au cœur de tout le monde et personne n’avait envie de le démentir.
« Personne entendez-vous ne veut revivre la tragédie de la Grande Guerre, ces traumatismes pas tous encore cicatrisés ! »
Personne n’aurait songé à le contrarier.
Il adorait commenter l’actualité, faire l’intéressant et montrer aux
autres l’étendue de ses connaissances, la pertinence de son analyse.
Son côté cabot.
-Tout va bien, tout va bien, clame Francis derrière son comptoir en brandissant l’Aurore,
le journal auquel il est abonné et qu’il met à la disposition des
clients. Écoutez donc ce que dit le journal dans son dernier résumé :
« Décembre 1938 : La France signe un accord avec le ministre allemand Von Ribbentrop pour se concerter en cas de difficultés internationales et considèrent leurs frontières comme définitives. » Vous voyez, on est potes avec les Allemands maintenant. Enfin… Tant qu’on discute, on ne se tape pas dessus…
- À moins qu’on en profite pour préparer la guerre, répond Gaston Joubert le syndicaliste communiste, toujours aussi sceptique, qui passe souvent au café. Même l’assassinat à Paris en novembre d’un conseiller de l'ambassade d'Allemagne n’a pas nui aux discussions.
- Je continue, dit Francis pour couper court et changer de sujet.
« En janvier, la France a ouvert en Lozère le camp d’internement de Rieucros pour les "étrangers indésirables" (telle est la formule officielle) que précise un décret-loi de novembre 1938. »
Des camps comme en Allemagne depuis 1933, qu’on appelle pudiquement en France "camps d’internement" commente Gaston Joubert.
Eh oui, les mois passent et se ressemblent. On régularise la situation,
on reconnaît le régime franquiste, on fait les yeux doux aux nazis en
leur proposant un projet de collaboration économique. Eh oui, vraiment
excellent ce mois de février 39.
- Je ne suis pas toujours d’accord avec toi mais là, je l’ai encore sur le cœur, cria Pablo Sanchez, un républicain espagnol échoué dans le quartier, visiblement très contrarié. Tu as raison, non seulement la France s’empresse de reconnaître les fascistes de Madrid mais en plus ils nomment comme ambassadeur le maréchal Pétain. Ah, le Front populaire est déjà bien loin !
Le maréchal était assez clivant. Certains encensaient le vainqueur de Verdun tandis que d’autres lui reprochaient ses amitiés avec les milieux les plus conservateurs. Sa récente nomination à Madrid n’arrangeait rien (et on n’en était pas encore à l’État français) !
Même si les clients étaient peu nombreux ce matin, ce vieux beau qui
jouait de ses yeux bleus et savait frisotter avec charme sa belle
moustache, alimentait largement la discussion.
- On ferait mieux de prendre exemple sur Albert Camus qui a préféré quitter L’UNESCO quand il a appris que l’Espagne allait y siéger. Voilà où nous mène le laxisme, le manque de courage de nos dirigeants, triompha Gaston Joubert qui aimait bien avoir le dernier mot.
Sous les applaudissements de Pablo Sanchez.
Mécontent de la tournure de la discussion, Francis reprit sa lecture en changeant de registre.
- La France et la Grande-Bretagne ont récemment engagé des négociations avec l’URSS. Comme en 14 en quelque sorte…
- On prend les mêmes et on recommence… à chaque génération sa guerre, dit Germaine
qui venait de rentrer, parvenant toujours à glisser son grain de sel
dans la conversation. Et les femmes là dedans, hein, à quoi servent
servent-elles, à faire des enfants qui mourront à la guerre ou en
reviendront éclopés à vie. Belles perspectives.
- Et pendant ce temps, ajouta Gaston Joubert, le Parlement
vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement… pour préparer la guerre
mais ça, c’est tabou, on ourdit tout ça dans le dos du peuple et côté
journaux, c’est l’omerta.
- Et cette baderne de Lebrun qui a été réélu Président de la république ! s’exclama Francis.
- Et encore monsieur Menier, L’Aurore
ne parle pas des tractations plus ou moins secrètes pour éviter la
guerre et assurer une paix précaire sur le dos des petits pays, fit
remarquer Pablo Sanchez .
- Et oui, pour ça, il faut lire l’Humanité, conclut Gaston Joubert qui n’en ratait pas une.
Puis il partit pour éviter les foudres de Francis qui n’appréciait pas ce genre de remarque dans son établissement qui devait « rester neutre et respecter toutes les sensibilités de ses clients ».
Comme d’habitude, ce fut Germaine qui eut le dernier mot : « Aussi,
si tu les avais pas excités avec ton journal… Je vais arriver à le
supprimer ce fichu journal, avec tous les commentaires qu’il suscite ! »
Au lieu d’aller comme chaque jour préparer le repas, Germaine s’assit pesamment sur une chaise. Francis
qui ne remarquait rien de ces menus événements qui ponctuent
l’existence, s’étonna pourtant de cette fatigue et des traits tirés de
sa femme.
- Qu’as-tu Germaine, tu te sens fatiguée ?
- Ah, tu t’inquiètes enfin mon homme, souffla Germaine en massant ses chevilles douloureuses. Ça fait déjà plusieurs jours que je me traîne comme une vieille femme.
Francis n’avait toujours pas compris, se demandant où elle voulait en venir, vaguement inquiet.
- Je suis tout simplement enceinte, souffla-t-elle avec un regard mauvais.
Il mit un temps à réagir pour que l’information prenne vraiment un
sens. S’y mêlaient la joie de cet enfant qui tardait à venir et les
soucis des bouleversements que son arrivée ne manquerait pas de
provoquer.
- Bon sang, réussit-il à articuler, bon sang quelle nouvelle. Et tu ne disais rien !
D’abord, c’est tout récent et puis j’attendais que tu daignes t’en apercevoir !
- Aussi, avec toi, il faut toujours tout deviner.
- On devine d’abord avec ses yeux. N’as-tu pas vu mon teint blême et ces nausées qui me prenaient sans prévenir ?
Francis fit un geste d’impuissance et, fait exceptionnel, ravala sa colère et serra Germaine contre lui.
- Je comprends mieux maintenant la sortie que tu m’as faite quand tout à l’heure j’ai évoqué la guerre de 14.
- Tu sais, j’ai perdu mes deux oncles pendant la Grande Guerre, l’un à la bataille de Verdun et l’autre au Chemin des dames, sans parler d’un cousin revenu manchot, marqué pour la vie.
- On dit que l’Histoire ne se répète pas.
- N’empêche que je suis aussi heureuse de sa venue que j’ai peur pour son avenir. Surtout bien sûr si c’est un garçon.
Francis
ne savait quoi dire pour la rassurer. Lui qui ne souriait jamais se
fendit de son plus beau sourire, et prit sa plus petite voix pour lui
dire : « Repose-toi un peu, je vais préparer le repas. »
< Ch. Broussas • Un bougnat Savoyard • ° © CJB ° • 03/04/2017 >
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