mercredi 25 janvier 2023

De toutes les couleurs

Des lutins de toutes les couleurs

            
Mon frère Nicolas, c’est le roi de l’informatique. Ah, Vous ne me croyez pas, n’est-ce pas. Vous avez tord… Je vais vous faire voir, dit Marie-Noël, prenant le docte ton de sa maîtresse quand elle se lance dans une démonstration.
Et elle cliqua sur l’icône pour charger le générateur d’images. 

Immédiatement, l'écran s'étoila de petits bonhommes qui jaillissaient comme des diables sortant de leur boîte. Marie-Noël était fascinée par toutes ces figurines qui couraient, qui parcouraient le large écran en tous sens, s’effaçaient soudain en arrivant sur le bord de l’écran. Évanouies, comme si elles avaient fait le tour par derrière et surgissaient soudain de l'autre côté. Mais non –Marie-Noël avait vérifié plusieurs fois- personne ne se cachait derrière l’écran.

Sitôt son frère Nicolas parti de la maison –elle l’épiait avec impatience, trouvant qu’il mettait toujours trop de temps à se préparer, « il est pire qu’une fille », trépignait-elle, un œil dans le couloir à guetter son départ, elle se précipitait dans sa chambre. Une pièce encombrée de matériels dont elle n’aurait su dire l’usage. Des fils et des branchements un peu partout, reliant des boîtiers, des hubs aux ampoules rouges et vertes qui clignotaient, des câbles courant d’un appareil à l’autre…

Bien sûr, il savait mais laissait faire… c’était un garçon, il ne pouvait rien lui refuser. Et là, c’était génial. Les figurines se déplaçaient sans cesse, dans un mouvement perpétuel, se cognant contre les parois de l’écran en émettant un bruit de pétard pour mieux disparaître. Elles laissaient derrière elles de petites traînées fuligineuses qui se dissipaient rapidement.
Avec la souris ou la manette, elle prenait un malin plaisir à provoquer des collisions entre les figurines qui explosaient alors en crashs multicolores et retombaient en crépitant.

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Nicolas adorait modifier le programme pour améliorer l’affichage et y insérer de nouvelles fonctionnalités. Un perfectionniste. Une fois les changements testés avec ses copains, Nicolas le délaissait jusqu’à la prochaine modification. Toujours après bidouiller. Il restait comme collé à son écran. Sa mère en était folle.

Quelques jours avant mon anniversaire, j’ai tourné autour de mon frère, finissant par lui dire : "Heu, je voudrais te demander quelque chose… mais promets-moi le secret absolu, motus et bouche cousue, si tu me trahis, je raconte tout." Il me lança un regard mauvais en sifflant entre ses dents : "Qu'est-ce que tu as encore derrière la tête ?"

De toute façon, les garçons ont toujours des tas de choses à se reprocher. Si je ne sais pas quoi, lui le sait. Je pris alors mon air le plus câlin –si, si je sais très bien faire- : "Connecte-moi simplement à ton ordinateur. Je ne t'en demande pas plus." Moue d'incompréhension. C'est bien connu, les garçons ne cherchent jamais à comprendre. Et Nicolas se fichait bien de mes intentions.

Le jour de mon anniversaire –je lui avais lancé la veille un ultimatum- il me fit la bise en susurrant "Juste pour cette application, hein, de toute façon, le reste est protégé. Bien, bien, répondis-je à son oreille, je prends note". Après, comme reine du jour, je ne pus m'échapper, ce fut le repas, les cadeaux, les remerciements… que sais-je encore… autant d’obligations  auxquels je dus bien faire honneur sans pouvoir y déroger. Ah la famille mes amis, c’est quelque chose ! Si pleins de sollicitude que je ne peux que les aimer.

Bien sûr le soir enfin venu et les invités partis, je me ruai dans ma chambre pour clore à ma façon cette longue journée. Et le résultat,  je n’vous dis même pas. Mes chères figurines crapahutaient de partout sur mon écran, de grosses bêtes rouges qui couraient après de petites bêtes vertes –tiens, Nicolas avait encore modifié son programme... la nouvelle version était plutôt réussie.

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Mais ce sale gosse aimait me jouer des tours. Il devait jubiler devant son écran... et s'en vanter devant ses copains. J'enrageais. Une fois, je découvris de vilaines bestioles aux visages répugnants  qui me narguaient et me tiraient la langue avant de disparaître, revenant quand je ne m'y attendais plus.

Inutile de dire que je lui passai un de ces savons, en le menaçant de toutes les plaies du monde. Peine perdue, il resta impassible en me toisant de son air bête. Ah, je ne pouvais rien contre lui, j'étais à sa merci ! Je fulminais contre ce maudit frère qui n'arrêtait pas de me narguer.

Ah ce Nicolas, il m’énervait à un point... toujours en train de modifier son programme, de s’amuser à se jouer de moi !
Lassée de ses incartades, je résolus de lui envoyer un nouvel ultimatum. Il savait bien comment je pourrais m'y prendre pour lui rendre la vie impossible. Même s'il me traite de "petite garce", me dis-je bien décidée à lui parler sans attendre, je finirai bien par lui imposer mes volontés. 

Faisant irruption dans sa chambre, je lui demandai, sur un ton qui ne souffrait nulle réplique, que ses figurines soient avenantes, se donnent la main en une grande ronde avant de s'effacer et de faire en sorte que les méchants deviennent des gentils. Je n'eus nul besoin de gronder, il me servit son air le plus affable, ajoutant "il sera fait selon votre volonté ma chère sœur". J'aurais dû me méfier.

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Un jour, ô miracle, je n’avais pas école et j’étais seule à la maison. Je m’assis avec bonheur devant mon ordi en savourant par avance les divines heures que j’allais vivre. Ah, seule avec ma machine et… mon chat allongé sur le lit. Un après-midi comme j'aime, hors du temps.
Mais Nicolas avait encore fait des siennes.

À peine avais-je chargé le programme que d'innombrables bestioles envahirent l'écran, des cancrelats, des blattes et autres insectes du même genre, se battant, s'entretuant sans vergogne avant de disparaître et de ressusciter. Je pestai contre cette invasion incontrôlée, ce spectacle indigne. Les figurines se multipliaient à l'infini, envahissant ma chambre, chassant mon chat de sa retraite douillette et s'enfuyant en processions par la chatière.

Je ne savais que faire, pétrifiée, n'ayant pas même l'idée d'arrêter ce fichu logiciel ou en désespoir de cause de débrancher la machine. Je me voyais déjà téléphoner en pleurer aux pompiers pour leur dire que j'étais victime d'une invasion de petites bêtes multicolores. "Oh non, impossible, me dis-je, ils vont me conduire tout droit à l'asile".

Et voilà, me dis-je, Nicolas sera bien puni pour toutes ces bêtises, son ordinateur confisqué jusqu'à sa majorité. Bien fait pour lui. Les méchants sont toujours punis, c'est bien connu. Et celle-là, il ne l'emportera pas au paradis. Je lui ferai la tête, refusant de lui adresser la parole jusqu'au jugement dernier. Ah non, trois jours sans parler, c'est déjà bien; de toute façon, je ne tiendrai pas plus longtemps.

J'en étais là, perdue dans mes pensées morbides, figée, perclue sur ma chaise, quand affolée je courus à la fenêtre en m'attendant à voir des myriades de petites bêtes se répandre par la ville et envahir rues et maisons.

Les jambes flageolantes, j'ouvris la fenêtre pour constater les dégâts. Rien. Tout était normal. Oui, devant mes yeux médusés, tout était NORMAL. Je me frottais les yeux pour être sûre de ne pas rêver. Mais non, chacun vaquait à ses activités, ni invasions ni soucoupes volantes pour venir perturber la vie de la cité. Je ne parvenais pas à m'en réjouir tellement j'étais encore oppressée.

Je revins m'asseoir sur ma chaise et c'est alors que je sursautai devant l'écran qui s'éteignit brusquement dans une pétarade trépidante suivie d'un fracas d'impacts qui percutaient l'écran dans des sifflements de fusée. Je me bouchai les oreilles et fermai les yeux pour quitter ce monde infernal de bruit et de fureur.

Et là, ouvrant soudain les yeux, je vis surgir sur l'écran un diable ensanglanté, le visage de Dracula aux dents acérées, aux oreilles pointues qui émit un énorme rire sardonique qui résonna sombrement dans ma chambre.
C'est à cet instant que sous ces oripeaux répugnants, je reconnus un Nicolas qui éclatait de rire en me faisant des pieds de nez.

        

Voir aussi
Document utilisé pour la rédaction de l’article* Les ombres du sapin -- Les rennes --

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<<< Ch. Broussas • De toutes les couleurs  105  © CJB  ° 19/12/2022   >>>
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