lundi 28 septembre 2015

Du Larzac à Creys-Malville (JP 9)

L'univers carcéral de Sacha  
« La prison est (entre autres) une grande école de maîtrise de soi. » Vaclav Havel 



S’il est vrai qu’on avait tous goûté à un moment ou à un autre au charme inimitable des prisons françaises, jamais on n’avait connu l’extrême rigueur des geôles communistes ou fascistes, ses brimades et son espèce de sadisme administratif fait d’une multitude de petites avanies, de petites tracasseries qui à la longue use les nerfs et peut se tourner en dépression. A côté de ce qu’avait vécu Sacha, nos petites expériences tenaient du folklore.
La solitude ou la promiscuité du cachot, nous au moins on savait pourquoi. Lui, pas vraiment. 


Il avait été paraît-il arrêté pour "menées anti-sociales", formule facile qui ne voulait rien dire ou à qui on pouvait faire dire ce qu’on voulait. Cocher une case au  hasard, à tous les coups on perd. En fait on lui reprochait surtout de prêcher la "mauvaise parole" et de distribuer des tracts déplaisant au pouvoir.

Après la Libération, Sacha recueilli par un oncle paternel, était parti retrouver ses racines en Pologne d’abord, une Pologne nouvelle formule, reconfigurée au gré des vainqueurs de la guerre, la région occidentale vidée de sa minorité germanique et repeuplée de Polonais venus pour l’essentiel de Biélorussie, puis en Ukraine chez un autre de ses oncles, dans une contrée encore marquée par la guerre.  Émigré, étranger, il s’est ensuite voulu résolument citoyen du monde.

Dans cet univers qu’il découvrit avec appréhension, il comprit vite qu’il ne prendrait jamais racine dans ces terres communistes aux confins de l’Europe et très rapidement, le jeune étudiant décidément trop turbulent pour les tenants du réalisme collectiviste, connut la triste réalité des geôles du régime. Rusticité et promiscuité. A six dans une cellule de quinze mètres carrés envahie par les odeurs de latrines, pas question de s’isoler : on se supporte, on "fait avec", essayant tant bien que mal de désamorcer les conflits avant qu’ils ne s’enveniment et que les gardiens n’interviennent à coups de matraque.
Les compétences des geôliers : matraquer, hurler et punir. Les compétences de l’administration pénitentiaire : apparemment aucune mais pouvoir répressif total.    


Cette époque de sa vie, les trois années passées dans une forteresse transformée en prison modèle –modèle de rééducation politique à la manière forte- lui avaient donné parmi nous une aura particulière comme une décoration d’ancien combattant mais surtout la patine d’un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup enduré et lui a aiguisé le jugement.  Son avis avait valeur de parole d’évangile.

Il sentait bien que tout partage d’expérience sur la perte de liberté et ses conséquences resterait pour les autres quelque chose d’intime et de mystérieux, ramené souvent à la simple question de l’enfermement. Sans doute que l’expérience est réellement intransmissible par nature. Le premier sentiment naît d’un manque, la "vie d’avant" d’un paradis perdu qui s’efface, comme une nostalgie d’un temps disparu, d’autant plus enjolivé que la réalité est difficile à supporter. Phénomène qui par paradoxe prend du sens dans une "évasion" par la pensée qui agit comme un processus d’autodéfense existentielle.

« Par exemple, nous  expliqua-t-il, à l’époque de Noël (l’influence des fêtes de fin d’année, les images de convivialité qu’elles suscitent  je suppose), je faisais un rêve récurrent, inachevé, où se télescopaient passé et futur : je me trouvais déporté chez moi mais, oh stupeur, à une époque révolue, au temps de ma jeunesse, des rues encore pavées pour l’essentiel, des vieux disparus depuis longtemps, rajeunis par ce retour en arrière, mes copains encore en culottes courtes… une reconstitution entachée d’anachronismes, des images qui se rejoignaient sans vraiment se superposer…
Les fêtes passées, le rêve disparaissait comme il était venu, reprenant les rêves classiques et apaisants de la taupe qui creuse un tunnel improbable… »


Survivre en prison… se blinder,  passer sur les petitesses et les sarcasmes, « prendre sur soi, ajoutait Sacha, cacher ses faiblesses, ses difficultés… oui mais à force on devient vulnérables, on se sent comme fragilisés. »

L’esprit tourne à vide, vagabonde en suppositions : que serais-je devenu, qu’aurais-je fait de ma vie sans la prison… j’aurais vécu d’autres expériences, peut-être moins enrichissantes après tout, d’un point de vue existentiel… Sacha ressassait ses difficultés à l’aune de ses peurs passées, son enfance de fils de riches (famille de commerçants plutôt aisés) bousculé par ses camarades, se sentant différent, avec un sentiment de culpabilité qui l’avait longtemps poursuivi et avait nourri une méfiance pointilleuse qu’il évacuait en nous côtoyant.

Le prisonnier –« l’enfermé » comme on avait surnommé Auguste Blanqui- se fait son cinéma, scènes de vacances idylliques faites de plages baignées de soleil et ombrées de cocotiers, univers de pub et de spots tenant du merveilleux, autant d’exutoires de la prison. Temps éphémère de la fuite nocturne et des rêves éveillés. Temps où l’on commente les rares nouvelles qui filtrent de l’extérieur avec délectation, où ceux qui reçoivent du courrier sont jalousés, vus comme des privilégiés. Après vient ce sentiment évanescent de vide, d’idées noires et d’aliénation comme autant de cycles antinomiques.

Le rêve comme refuge suprême qui nie la réalité comme un espoir en devenir qui existe quelque part, une foi folle et inextinguible. « Cette forme d’espoir, disait-il, ne se réfugie pas dans le rêve, il y réside, le rêve devenant le vecteur favori de sa propre projection vers l’extérieur et vers l’horizon plus ou moins lointain de "l’après-incarcération". »  

Sacha n’était pas non plus dupe de ses propres projections. Il savait que les bonnes résolutions, les visions merveilleuses de retour à la vie d’avant n’étaient que « la banale expression d’une banale psychose de prison ».
Il se disait parfois qu’en prison, moins on se fait d’illusions et plus le retour à la "vie normale" devrait en être facilitée. 


Il se raccrochait à cette idée que la prison est un univers entropique de désordre et de mort, et que pour survivre, il faut d’abord exister, faire en sorte que la logique de vie l’emporte sur la logique de mort.
Mais bien sûr, le plus facile est toujours de se mentir à soi-même…


Un aspect positif quand même : ce doute existentiel qui oblige à se remettre en question pour ne pas sombrer dans le néant. Aucun chemin de traverse possible pour pouvoir tricher avec soi-même. Un questionnement vital : c’est réagir ou périr. Enfin, c’est ainsi que Sacha voyait les choses et tentait d’y remédier à partir d’un objectif essentiel : défendre sa dignité, mettre en place une "praxis existentielle" qui renforce ses capacités. Car le milieu carcéral finit pour envahir toute la vie, y compris la vie intérieure, pensées, rêves, révoltes, abattements… en ce sens, c’est un milieu totalitaire.

« J’ai fait un constat étrange et très déplaisant ajouta Sacha, tout songeur : arrivant aux trois-quarts de ma peine, je me suis aperçu que plus on avance vers sa libération et plus le temps à tendance à s’étirer. On s’habitue à la longueur de sa condamnation comme si son horloge interne se calait, se synchronisait sur ce temps particulier,  cette parenthèse dans sa vie.
Sensation vraiment curieuse  qui, contrairement à mes espoirs, n’améliorait pas le moral.»

Pour y remédier, il faut se fortifier, jour après jour, effort après effort : éviter les excitants, ce qui est un vrai défi dans ce milieu, et garder son sang-froid en toute occasion. « Car ici, explique Sacha, pas question de s’exprimer, très peu d’occasions de vivre des expériences psychologiques et émotives positives. Car ici, la vie est un combat incessant contre l’entropie du système. »
 

En route pour le Larzac
                                                                 

« L’Étranger n’a pas été exécuté pour avoir fait ce qu’il a fait mais pour avoir refusé de se soumettre. » Vaclav Havel Lettres à Olga page 138 (à propos de la lecture du récit d’Albert Camus)

Sacha était un type vraiment particulier qui parlait de trucs que personne ne comprenait.  Pas seulement parce que, quand on lui demandait sa nationalité, il répondait invariablement sur le ton le plus neutre : « Je suis Nansen. » Ne sachant pas ou croyant à une blague, personne ne bronchait, cherchant à la cantonade un regard compatissant. Me jetant un léger clin d’œil complice, l’air de rien, il passait à autre chose, jubilant en secret de l’effet produit. 

Moi, je savais. Confidence. Comme apatride, il avait un passeport délivré par l'ONU, dit passeport Nansen. Quand on lui demandait ce qu'il faisait dans la vie, il répondait toujours sur le même ton, « J'essaie de dépasser Euclide en combinant géométrie et algèbre dans un unique ensemble. Ce qui était vrai mais pas vraiment parlant. Effet assuré. 

Il en jouait, comme je jouais de son détachement -feint ou pas, peu m'importait- en plaisantant, répliquant : « Moi, je vais me contenter de dépasser Sacha; pour Euclide et le mur du son, on verra demain. » Les autres riaient, comme on rit d’une blague qu’on n’a pas vraiment comprise. Lui en souriait.

Le Larzac ! En fait, personne ne savait au juste où c'était, à peine un titre dans les journaux. Que nous importait quelques paysans qui se battaient pour quelques arpents de terre ! 

Seul Sacha connaissait. Stupeur. « Oui... enfin un peu. J'ai encore les carnets de mon père où il raconte comment pendant la guerre il s'est réfugié près du village de La Cavalerie dans le Larzac après son évasion du camp du Vernet d'Ariège. Curieuse aventure de temps sombres, plus encore pour des étrangers comme mes parents. Ma mère Hanka fut internée elle aussi un peu plus loin dans un autre camp, celui du Rieucros, en Lozère, où allait mourir mon frère Konrad. » C'est ainsi qu'on a su qu'il avait eu un frère. Son silence était lourd d'une blessure qu’il traînait comme un boulet.
Inutile d’insister.


La Cavalerie, nous expliqua Sacha, avait été un centre important des Templiers au XIIIè siècle. Cité à l’architecture austère, un roman aux pierres brun ocré qui domine le paysage, à l’image d’un pays à la terre ingrate juste bonne à nourrir des moutons puis par la suite à édifier un camp militaire constitué de grandes étendues assez arides à l’abri des regards, où ils pouvaient jouer à la guéguerre sans déranger le voisinage et sans attirer l’attention. Il est vrai qu’on ne compte guère de moutons antimilitaristes… bien que certains bêlements puissent être diversement interprétés. Si le Limousin creusois compte plus d’arbres que d’habitants, ici on compte sans doute plus de moutons que d’habitants.

Alors pourquoi prendre des gants avec la quelque centaine d’éleveurs qui font de l’extensif sur ces terres ingrates ? Ce n’est pas quelques fermes et quelques granges qui allaient arrêter le rouleau compresseur militaire !

À défaut de non-violence, la confrontation tourna d’abord au jeu de tennis : Je t’envoie des ordonnances d’expropriation et je te renvoie mes bulletins militaires (ce qui bien sûr nous plaisait beaucoup); Pour June, c’est une technique de non-violence parmi d’autres, pour moi c’est plutôt un moyen de préparer la guerre.  À Chacun ses grenades lacrymogènes.

Les paysans et la Tour Effel
Dix ans de lutte. Exemplaire. Une lutte qui s’élève au niveau du mythe, une référence pour les altermondialistes d’aujourd’hui. Pourtant au départ, nous n’étions pas très chauds pour participer à cette action : pour nous, il s’agissait surtout d’aller défier l’armée comme nous l’avions déjà fait contre le bétonnage de milieux naturels ou le noyage de vallées par des barrages.

Les Causses, une terre de révolte, on n’y croyait pas trop. Mais les choses se firent petit à petit sans que personne n’ait conscience que cette lutte deviendrait l’une des plus emblématiques qu’on eut menées. Le pouvoir, toujours imbu de lui-même, fit comme d’habitude, une petite déclaration d’utilité publique, écran de fumée juridique pour sauver les apparences… Il suivit la procédure, selon la petite démocratie formelle classique qui déploie tout son charme dans la routine administrative. Pour June, incorrigible optimiste, « seuls le dialogue et la négociation auraient permis de faire l’économie de cet affrontement. »
 
Au départ, la contestation est bon enfant, très locale (les paysans du coin en colère), solidaire… et non violente, ce qui plaisait bien sûr beaucoup à June qui en profitait pour me le faire remarquer… mais ne revenons pas sur le sujet. Au fil du temps, la non violence se fit plus formelle, à l’occupation pacifique d’une ferme acquise par l’armée, aux cris de "Gardarem lo Larzac" succéda par exemple le dynamitage d’une ferme "rebelle" un an après.
Voilà pour la non violence. Mais, grand seigneur, je n’en soufflais mot à June… mon silence éloquent suffisait… 


Première rencontre à Paris quand les paysans venus du Larzac campèrent sous la tour Effel avec leurs tracteurs et leurs remorques pleines de brebis bêlantes. Ça changeait des bagnoles puantes et du ronronnement incessant des moteurs. Sympathie. Les paysans quand ils ne sont pas contents, mais pas contents du tout, ils le font savoir et leurs clameurs hantent bientôt les couloirs de tous les ministères. Et nous, ça nous plaisait bien. Rien qu’à imaginer leur trouille et la tête qu’ils devaient faire, on buvait du petit lait (de brebis). 

Ils nous ont expliqué dans une franche rigolade comment ils avaient "reconquis" une ferme occupée par les militaires et comment un commando avait piqué les plans d’expropriation dans le camp militaire… et quelques autres gâteries dans le même genre, qui nous ravirent.
Alors, on a passé la nuit à discuter sous la tour Effel, on leur a promis d’aller au Larzac visiter leur fameux terroir et de leur donner un coup de mains à la prochaine manif.
Contre toute attente, le courant était passé entre nous. 


Pourtant, au départ, ce n’était pas gagné. Malgré leur simplicité d’enfants du peuple qui nous émouvait, malgré leur générosité et leur détermination qui nous rapprochaient, on se jaugeait, on prenait ses marques, on cherchait comment communiquer.
Contrairement à June qui aimait tout le monde sans a priori, j’avoue que je répugnais à leur accorder ma confiance. 


Trop de différences entre nous. Un autre langage, un autre monde aussi, qu’on trouvait en face de nous : un ancien militaire anti mai 68 (on en blêmit d’indignation), un ancien colon genre Algérie française (difficile à digérer), un nationaliste vaguement xénophobe genre ex collabo… rien pour nous attirer, un sacré microcosme à nous donner des boutons.

 Quelques moutons avaient pris possession des lieux, broutaient sans vergogne sous l’esplanade bornée par d’énormes bottes de foin et June essayait de traire une brebis sous le regard hilare des deux paysans qui surveillaient les bêtes. Le côté folklorique de la contestation. 

Comme si on se connaissait depuis toujours, on piqueniqua peinards sous l’esplanade cernée par une horde de flics qui  goûtaient peu le nouvel aspect champêtre des lieux. « Nous, on est comme eux, mouches rebelles et têtues du Larzac qui bourdonnent aux oreilles de l’ogre militaire, et tant pis s’il est énorme et vous tout minus, pot de terre plein du fer des tracteurs et des engins agricoles. Pas d’aveugles brebis qui suivent aveuglement leur chef. » Moutons et brebis bêlèrent en signe d’accord, tournant et retournant à l’étroit dans leurs remorques. « Notre fidélité, c’est d’abord notre orgueil » laissa tomber Bernard qui s’y connaissait en matière d’orgueil. 

La guerre d’usure : Gardarèm lo Larzac 
 
Je vous salue paysans du Larzac et je salue votre lutte pour la justice, la liberté et pour la paix, la plus belle lutte de notre vingtième siècle. » Jean-Paul Sartre

Une décennie de lutte, ce fut un peu notre guerre de cent ans. Une guerre d’usure. On avait notre tête de turc, celui qui avait initié le projet d’extension du camp, sur qui on cognait avec délectation : Michel Debré dit "Mimi la colère". On défilait aux cris de « Debré ou de force, nous garderons le Larzac ou de Faites le labour, pas la guerre. »  Folklore peut-être mais le folklore est partie intégrante de la mise en scène, et de plus, une excellente affaire pour les médias.
La bataille médiatique fait partie du paquet cadeau.


L’intéressant avec les paysans, c’est qu’on ne les achète pas en agitant devant leur nez des subventions ou en leur promettant de faire pleuvoir un tas de fric qui s’appelle électrification rurale, adduction d’eau ou réfection de la voirie… et des emplois bien sûr ; ce qu’on entendait le plus souvent dans les discours des politiques. C’est toujours la même carotte agitée par le pouvoir, les mêmes promesses : argent public et emplois. La réaction des paysans face à cette ultime manœuvre, elle nous plaisait bien, on la trouvait particulièrement saine. Un con de politique avait osé dire que l’expropriation ne concernait qu’une poignée de paysans « vivant plus ou moins comme au Moyen-Âge, élevant vaguement quelques moutons. »  

Succès garanti chez les concernés qui serraient les poings en attendant d’en découdre. Les considérer avec condescendances comme une bande de péquenauds végétant à l’âge de pierre faisait tache dans le tableau. Mais d’un autre côté, ils restaient quand même de sacrés réacs. L’un d’eux disaient dans une interview : « Je votais à droite, j'allais à la messe, j'étais un indigène, pure souche… » ce qui nous fit sursauter, bondir d’indignation, même s’il s’exprimait au passé. Et nous, quand on a parlé de "génocide culturel" et de "colonialisme intérieur", ils nous ont regardé comme si on avait été des martiens.

On s’est rendu compte qu’il fallait en urgence dégager des convergences pour présenter face aux médias et à l’opinion publique un front uni qui puisse tenir la route.
Ainsi quand on a défilé avec des pancartes prônant l’amour libre, avec les copines féministes en longues robes à fleur et seins nus, ils nous ont regardé de travers et se sont dits qu’on voulait phagocyter leur mouvement. Méfiance qu’on essayait de gommer à l’occasion des réunions  de concertation.

Au grand rassemblement de La Source du corbeauRajal del Guorp en occitan- un chouette cirque naturel dolomitique près du village de La Cavalerie, on s’était promis de se faire remarquer et de poser les questions essentielles sur l’évolution de notre modèle de développement socio-économique. Le site s’y prêtait, le temps s’y prêtait aussi pour que la manifestation apparaisse d’abord comme une fête, une immense fête où on oublie les différences, où la diversité apparaisse comme une vraie richesse. 

On se sentait vraiment en famille dans ce rassemblement curieux, hétéroclite, jetant son folklore en pâture aux médias, où se retrouvaient toute la fine fleur de l’extrême gauche, des socialistes en mal de parti, des maoïstes, des types de la Ligue communiste, jusqu’à des nationalistes occitans… sans compter les représentants révolutionnaires étrangers venus du Chili, d'Italie, de Grèce ou d’Irlande. On reçut aussi le soutien  d’ouvriers d’usines en grève comme "les Lipps", descendus spécialement de leurs montagnes jurassiennes. 

On faisait de beaux discours comme d’habitude, on chantait beaucoup, même que Graeme Allwritht vint nous faire un tour de chant mémorable et pondit ensuite une charmante chanson qu’il intitula Larzac 1975, hymne à cette culture politique qui sonna pour nous comme une mémoire collective quelque peu nostalgique. 

On se débrouilla pour mettre en place des modes de participation comme les jumelages avec de grandes villes comme Grenoble ou Montpellier et des modes de résistance diversifiés. Sur le foncier par exemple, on avait acheté chacun un mètre carré d’une parcelle d’un hectare dont voulait s’emparer l’armée. 

Exhibant avec fierté nos titres de propriété. Exproprier les dix mille propriétaires de ce fameux hectare promettait une belle pagaille, ne serait-ce pour tous les retrouver et leur envoyer un avis d’expulsion… sans préjuger des recours juridiques possibles… On essayait de cette façon d’allumer des contre-feux pour parer aux procédures qu’on nous imposait, la fameuse enquête d’utilité publique qu’on nous opposait à tout bout de champ.
La lutte n’était pas faite que de folklore et d’affrontements avec les forces de l’ordre.

Pour soutenir les manifestations paysannes, June avait déterré la hache de guerre et immédiatement lancé un appel dans son journal Le solidaire :
« Il ne faut pas se laisser abattre !
Les manœuvres d’intimidation de l’armée ne doivent pas nous faire reculer. Retenons bien cette leçon…
Nous nous battrons partout, à Millau, à Paris, dans toute la France. Amis du Larzac, frères de combat, nous ne vous abandonnerons jamais ! »
Le reste à l’avenant.
Belle profession de foi… qui fit mouche au-delà de nos cercles d’amis.

Le Causse, noir de monde pour la manif, « non, clamait June toute échauffée par son discours, pas noir, il est multicolore sous le soleil et les robes des femmes donnent une note vraiment gaie à ce rassemblement ! »
 

Elle planait sur son petit nuage et rien n’aurait pu entamer sa bonne humeur.
D’une tribune à l’autre, les discours étaient très contrastés. On était loin de la défense des paysans et de l’agriculture de montagne, même si on disait volontiers que le pouvoir voulait tondre le peuple comme les moutons du Larzac, même si le général de Bollardière enchantait les antimilitaristes qui buvaient du petit lait quand il rappelait les erreurs stratégiques et la morgue des "cinq étoiles bardés de médailles", le poids financier des forces armées, la guerre totale de la bataille d’Alger et son cheval de bataille, la dénonciation de la torture.
Selon Le Monde, « Le Larzac était devenu la vitrine de la contestation ».

Ici, les mouvements féministes défendaient l’amour libre, la liberté de la contraception et le remboursement de l’avortement, le MLAC déboulant en caravane sur le plateau, dans une liesse indescriptible. On n’avait pas le sentiment d’écrire un page d’histoire ni de créer un mythe mais on sentait un air nouveau qui soufflait sur le plateau et créait un lien entre tous, au-delà des incompréhensions.
Ici, il se passait vraiment quelque chose.
Et les médias le faisaient savoir.

« En cette affaire, c’est d’eux-mêmes qu’il s’agit, de leur avenir, du monde où ils veulent vivre » écrivit Michel Le Bris. L’ami Bernard aimait plutôt rappeler que « l’homme est le seul animal capable de transcender sa condition, de se projeter au-delà de son égoïsme. C’est à travers le collectif, "le nous", que chacun peut espérer vivre de façon positive le mystère de la vie intime, de son "moi" intérieur. »

Les frères siamois
Jour béni pour June. Jean-Paul lui présenta l’un des hommes qu’elle admirait le plus, Lanza del Vasto accompagné de sa femme Chanterelle, venus en voisins de leur communauté non-violente de L’Arche. Il venait de démarrer une grève de la faim à La Cavalerie, entouré de militants paysans et de deux évêques. Bernard retrouva aussi l’un de ses amis Jean-Marie Muller avec qui il avait animé un collectif pour l’action non-violente. Ils se retrouvèrent à La Cavalerie où pendant tout l’après-midi, ils évoquèrent leur idole le mahatma Gandhi et ce qu’ils pouvaient tirer de son enseignement pour l’action quotidienne. Je les avais surnommés "Les frères siamois" parce que je leur trouvais une même tête de vieux sages barbus s’exprimant à la manière de pères évangélistes. 

Lanza del Vasto portait une espèce de coiffe bleue qui lui couvrait le dessus et les côtés de la tête, des moustaches et une magnifique barbe blanche qui mettaient en valeur des yeux d’une mobilité extraordinaire. Jean-Marie Muller, chauve et la bouille ronde cachée en partie par une énorme barbe noire, aux yeux doux et rieurs derrière sa paire de lunettes. Je m’éclipsais sans bruit quand June développa sa vision assez désarmante de la non-violence. 

Je préférais allez fouiner du côté de l’organisation où se passaient des choses fort intéressantes. Dans le bureau permanent constitué par la résistance, –Les quatre quartiers- on décidait selon un processus consensuel. Ils se respectaient et discutaient jusqu’à ce qu’une décision commune se dessine. Démocratie coûteuse en temps mais dont la cohésion facilitait l’application. Dans cet état d’esprit, j’ai participé ensuite à l’organisation de référendums dans le village de La Couvertoirade, enthousiasmé par la rigueur et la tolérance des dirigeants du mouvement.  J’ai aussi suivi ces centaines de bénévoles qui aidaient à relever de vieilles bâtisses ou à restaurer les voies de communication.

La folle épopée de Creys-Malville
« L'anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir »   Pierre-Joseph Proudhon

Fin des trois jours des Fêtes libertaires de Barcelone. De vraies fêtes comme seuls peuvent en faire ceux qui n’ont aucun complexe, aucune limite a priori.  Barcelone toujours à la pointe, malgré tout, malgré la rage d’extermination des communistes pendant la guerre civile. Une belle revanche aussi pour nous, la preuve qu’on peut survivre à tous les sévices, à toutes les tentatives de génocide auxquelles on a été soumis au cours de l’histoire.
Comme chantait Léo Ferré 
: « La plupart espagnols, allez savoir pourquoi… les anarchistes… »

On a plié bagage, embrassé tout le monde et on s’est entassé dans les trois véhicules disponibles, direction Creys-Malville dans le Nord-Isère le long du Rhône, pour manifester contre le surgénérateur Superphénix, ce nouveau fleuron du nucléaire français. Après une journée de route, on a planté les tentes dans un champ à l’écart du village pour prendre un repos réparateur bienvenu avant la manifestation du lendemain.

Le temps est maussade, incertain. Dans la nuit une averse rageuse frappe les pans de la tente d’un son régulier qui berce notre premier sommeil. Dur réveil au petit matin. On patauge dans l’herbe mouillée et la boue du chemin. Petit déjeuner silencieux, l’eau suinte sous la tente, les chandails sont humides. Chacun essaie de se réchauffer comme il peut.  
 
Comme si ça ne suffisait pas, les CRS débarquent sans crier gare, hargneux, et fouillent tout sans ménagement sous prétexte de chercher des armes cachées. Comme si on était assez débiles pour planquer des armes ici, dans les tentes et les voitures ! Jean-Paul penchait plutôt pour une provocation, moi plutôt comme un avertissement, une démonstration de force avant le grand défilé prévu pour l’après-midi. Pour une fois, on n’avait aucun plan défini, venus au débotté avec nos amis de Barcelone. Quelque peu démunis face à la nuée de flics équipés comme pour un raid.
Un hélicoptère tournicote au-dessus de nos têtes depuis un moment. D’après les Italiens, ils ont envoyé des hommes grenouilles surveiller la centrale dans cette partie du Rhône qu’on appelle la vallée bleue

Déploiement de quasi guerre. On serait à peine surpris de voir surgir un sous-marin au beau milieu du Rhône ou débouler des chars dans les maïs. Ça augure mal de la suite.


Un bon bout de temps, on a marché sous la pluie, trempés, les pieds gelés à patauger dans l’herbe gorgée d’eau. La jonction avec les autres groupes s’opéra dans un vaste croisement déjà noir de monde à notre arrivée. Les tristes imperméables de rigueur aujourd’hui tranchent avec les parapluies de toutes les couleurs, comme autant d’oriflammes qui dégoulinent sur nos pauvres chaussures. Petits atomes bien au chaud dans cette foule immense, on se sent soulagés, rassurés par le nombre. 

D’après les organisateurs, on serait au moins soixante mille sur le site. Mais le nombre ne fait pas tout. Une escouade de jeunes casqués et bottés, arborant bâtons et drapeaux, nous dépassent rapidement sans un regard. Maigre groupe de protection pas prêtes de faire le poids face aux troupes de choc du pouvoir.
La suite le confirmera.

En attendant, on n’était pas au bout de nos peines. L’ambiance assez lourde, le temps pourri tranchaient avec la jovialité bon enfant du Larzac. Pressentiment de Junequi soupirait sous la pluie, le capuchon de son imper sur le nez, les mains dans les poches. Depuis un bon moment, on longe des champs de maïs de chaque côté du chemin pour tout à coup déboucher dans une vaste prairie boueuse où on s’entasse, un cordon de gendarmes mobiles nous barrant l’accès à la route.


Une rumeur insistante se met à circuler dans les groupes : la veille au soir, le préfet Jeanin a fait virer de Morestel manu militari les militants écolos –en majorité des Allemands de Greenpeace- et diffuser de fausses informations pour impressionner la population. Un préfet de choc intimant aux flics l’ordre de « nettoyer cette "bande à Baader" », tenant des propos haineux et quelque peu xénophobe. Réaction bien sûre outrée de notre part suscitant des « À bas le préfet, sale facho ! » Ce n’était sans doute qu’une posture jetée en pâture à l’opinion publique.

Pour nous, très vite les choses sont claires, les forces policières ont reçu l’ordre d’en découdre. Face à nous, armés de nos parapluies, des rangées de types harnachés comme l’ost médiévale, de heaumes et d’écus –pardon, de casques et de boucliers- fusils au poing. Pluie de grenades qui rendent l’air irrespirable tandis que la pluie redouble. Décontenancés, tout le monde recule en désordre.

On se prend ensuite des grenades au chlore qui vous bloquent la respiration, des grenades offensives meurtrières qui pètent dans un bruit d’enfer. Les forces anti émeute tout de noir vêtues enfoncent facilement notre premier rang. Il y a des bosses et du sang, des flics s’acharnent sur un manifestant à deux mètres de nous. Au moment où on recule, une scène inouie se déroule sous nos yeux ébahis : de jeunes flics sans doute écœurés par la violence, la rage gratuite de leurs collègues, quittent le terrain en mettant crosse en l’air et l’incroyable se produit quand des officiers se mettent à tabasser les récalcitrants à coups de matraque. Situation presque aussi incroyable que le 101ème de ligne fusil au pied devant les vignerons en colère en 1910. L’incident dure peu et les témoins furent peu nombreux. 

Nous n’eûmes pas le loisir d’entonner la chanson de Montéus, la pression se faisant de plus en plus inquiétante, devenant même intenable. June glisse sur l’herbe trempée ou reçoit un coup de matraque, je ne sais, et Bernard d’un bras puissant parvient à la redresser et la plaque contre lui.
On se carapate en essayant de gagner le village de Faverges mais d’autres CRS nous y attendent. Alors, on reflue en direction de Pusignieu. On compte plusieurs blessés dans le groupe qu’on côtoie. Bernard soutient un jeune espagnol touché à une jambe.

Les jeunes du service de protection ripostent comme ils peuvent à coups de pierres et de boulons. Dérisoire. Ils sont vite dépassés et prennent tous les coups. Les organisateurs, eux aussi dépassés par les événements et la violence de la répression, estiment l’objectif atteint et sonnent la retraite. Nous opérons, comme souvent l’armée française, un "repli stratégique". 

June, réfugiée dans une ferme de Mépieu, un village voisin, ne décolère pas et vocifère (ce qui lui arrive rarement) : « Quelle pagaille ! Est-ce ainsi cette fameuse non-violence active qu’on nous a tant vantée ? » Apparemment la non-violence active en était encore au stade du concept.
Consternation, affliction et colère : un jeune prof Vital Michalon a été tué par le souffle d’une grenade offensive, ainsi le pouvoir a du sang sur les mains. Son intransigeance a tué. Le préfet Jeanin, jamais en veine d’une bourde, annonce qu’un « Allemand est mort d’une crise cardiaque. »    

Réchauffés par la sollicitude de nos amis de Mépieu –ainsi que par le bon feu ronflant dans la cheminée et un bon verre de vin de Montagnieu- on se remettait doucement de la douche froide qu’on venait de recevoir, en évoquant les bons moments vécus au Larzac et plus récemment à Barcelone.

On a compris plus tard, quand on a pu prendre assez de recul pour analyser ce qui s’était passé, la différence essentielle entre le Larzac et Creys-Malville : c’est "touche pas à mon nucléaire". Finalement pour le pouvoir, le Larzac ave ses paysans et ses moutons, représentait un enjeu mineur, pas assez important pour prendre des risques en employant la manière forte, alors que Creys-malville est considéré comme un enjeu majeur pour l’approvisionnement du pays en énergie, un rouage essentiel de sa stratégie. Pas question de laisser faire un quarteron de jeunes écervelés.
Dans ces conditions, la non violence atteint vite ses limites.   


<< Ch. Broussas – Larzac JP 9 - Feyzin, 28 septembre 2015 - © • cjb • © >>
 

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