« Le
problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le
résoudre existent déjà. » Roger Vailland, Bon pied bon œil
La banlieue, c’est une espèce de
zone informe, un no man’s land pas fait pour y vivre. Mais paradoxalement,
c’est là qu’on entasse des tas de gens justement pour y vivre ou « pour y survivre » dirait
encore Bernard avec le ton grinçant
qu’il prend pour signifier que ça le dégoûte, que « c’est pas digne d’une société avancée comme la nôtre »…
Sur le fond, on est d’accord bien sûr mais on tente quand même de changer de
sujet parce qu’on connaît l’antienne.
Et qu’on ne veut pas coucher là-dessus.
Le bâtiment de l’entreprise
qu’on va visiter n’a rien d’original. Gros cube d’une laideur qui ne tranche
pas vraiment avec ses voisins dans la zone d’activités où nous avons tourné et
retourné avant de trouver notre point de chute. La banlieue, que ce soit les
zones d’activités ou d’habitation, ça se ressemble tout. Comme son nom
l’indique, c’est "la zone".
Ici, la notion de commune n’a plus de sens, on navigue dans des rues tracées au
cordeau et bordées de cubes, des gros, des petits, des rase-mottes, des "tout droits" en hauteur qui veulent
bouffer le ciel… Un vrai cours de géométrie. Les types ici doivent tous être
des super matheux… ils vivent dedans.
Avec ce type d’architecture, je
m’attendais plutôt à des noms de rues adaptés du genre avenue Pythagore, boulevard Thalès, en harmonie avec
l’environnement… mais non, ils ont décidé de faire classique avec des rues de la république, rue Victor Hugo, avenue Émile
Zola, rocade Jean Jaurès,
ah ! pour changer un peu, un boulevard Lénine…
On se gare peinards sur un
parking immense planté de tilleuls rachitiques qui ne risquent pas de faire
beaucoup d’ombre. Heureuse surprise à
l’intérieur du bâtiment, le vaste hall en arc de cercle est accueillant,
largement ouvert sur des bosquets de buis et de cotonesters, des massifs de
fleurs tenus au cordeau, plantés devant l’entrée, peut-être un truc pour cacher l’aspect plan courant peu
engageant de l’ensemble.
La rampe d’escaliers de l’entrée supporte tout un tas
de géraniums dont certains pendent jusqu’au sol. Pour rendre le hall d’accueil
encore plus pimpant (il me semble, mais allez savoir), ils ont piqueté un peu partout
des tableaux hyper moderne (enfin, des reproductions) pleins de couleurs et de formes géométriques
(encore !) et d’autres au fond, plus surréalistes mais tout aussi colorés.
À l’intérieur, une espèce de
guérite plaque tournante contrôle tout le rez-de-chaussée. Rien ne peut
échapper à l’hôtesse qui y trône et nous refile un badge avec un large sourire
de circonstance. « Je vous laisse à
ma collègue qui va vous conduire. » Voix mielleuse et nouveau sourire
appuyé. A force de sourire à tout bout de champ, elle finira sa vie pleine de
rides. Une autre fille tout aussi accueillante dans un costume tout aussi
seyant nous guide dans le dédale des couloirs où, vu leur exiguïté, on se range
en file indienne.
Le bureau du responsable,
monsieur Georges Rinaldi (c’est
écrit sur la porte) est d’une banalité désespérante mais l’homme d’un abord
agréable.
Chemise ouverte à petites
rayures, genre jeune cadre dynamique décontracté (ce qu’il est et s’en
glorifie), Georges (appelez-moi Georges, on se tutoie tous ici) nous
accueille avec le café traditionnel (d’ailleurs excellent, ce qui est rare).
Il sait détendre l’atmosphère,
il sait sourire lui aussi (décidément, ce doit être la marque de l’entreprise)
et même abréger son discours, changeant de sujet quand il sent qu’il devient
rasoir.
Il a dû suivre des tas de stages
de communication. Son style sent le gourou pédago des grandes écoles qui
dictent le comportement des fameux "jeunes cadres dynamiques" et a
tendance à essaimer. Sur le fond, il faut voir.
Bernard fait la moue, on échange un regard
interrogateur, surpris par le conformisme bon enfant du lieu, ce qu’on trouve
maintenant dans toute entreprise "dynamique" du tertiaire. Pas
vraiment le phalanstère du père Fourier.
En tout cas, mieux que le travail à la
chaîne et les petits chefs garde-chiourme.
Notre visite sur ce site est
"intéressée"; ou plus
exactement, il nous intéresse particulièrement. Le groupe de l’Union des
Services coopératifs ou GUSCO est
notre première étude sur le terrain pour alimenter la réflexion du Centre de sociologie
alternative sur l’évolution du mouvement coopératif et ses limites.
Présentation succincte de monsieur
Georges Rinaldi.
« Le GUSCO, créé en 1964 est une des plus anciennes sociétés coopératives françaises qui
intervient surtout comme intermédiaire dans les offres de services du secteur
social. »
Dit de cette façon, ça ne nous parlait pas vraiment
mais Georges -aussi sympa que ses hôtesses – nous précisa en pédagogue amateur, ce
qu’était l’ingénierie sociale, ce qui nous laissa de marbre.
- Heu… Georges, pourriez-vous être un peu plus concret, nous
parler de vos réalisations ?
- Eh bien, le GUSCO s’occupe entre autres de la gestion de titres à caractère culturel et
social, ainsi que des services à la personne et aux entreprises. Par exemple,
on intervient dans les processus d’automatisation des associations et des
petites entreprises ou dans la mise au point d’outils de management de la
performance sociale de l’entreprise dans des actions tripartites entre la
direction, les syndicats et nous-mêmes comme maîtres d’œuvre.
Bien gentil tout
ça mais pas vraiment dans nos objectifs. Ce qui nous intéressait surtout,
c’était de comprendre comment faire cohabiter une société coopérative, et d’une
façon plus générale le secteur non marchand, avec les contraintes (« le
diktat » disait Bernard) du
marché. Deux univers a priori incompatibles. Ce qui ne semblait pas préoccuper Georges outre mesure.
Le reste de sa
présentation fut assez décevant : que la société ait une politique sociale
d’avant-garde est tout à son honneur, qu’elle soit passée du statut de
coopérative de consommation à celui de coopérative de production passe encore
mais ses explications sur les différentes formes juridiques des sociétés
coopératives et leur comparaison nous laissèrent indifférents.
Sentant l’ambiance
retomber, Georges nous emmena visiter les locaux. Dans l’ensemble, les bureaux que nous visitâmes étaient
spacieux et agréables, mais plutôt semblables à bien d’autres bureaux. Georges nous assura qu’en réalité,
c’était plus subtil : des bureaux à géométrie variable façonnés par des
cloisons mobiles, modifiables à volonté selon la configuration des groupes de
conception formés selon les projets, des aires de détente ménagées ici ou là
pour discuter ou penser à autre chose, « c’est
dans des discussions à bâton rompu que sont nées quelques-unes des idées les
plus productives » précisa-t-il, très fier de son organisation.
« Chez nous, pas de structures
rigides, tout le monde finit par
travailler avec tout le monde selon les
reconfigurent nécessitées par les demandes des clients. On appelle ça
une organisation réseau. »
- Et pour ce qui est des
statuts, vous pratiquez comment ? demanda June qui jusque-là n’avait pas ouvert la bouche.
Georges aurait sans doute aimé développer son
sujet préféré mais il s’empressa de donner satisfaction à June. Si l’entreprise avait pris la forme d’une coopérative
de production depuis plusieurs années, elle avait préféré la forme
d’une association loi 1901 pour son action sociale et la fondation
pour aider à la naissance de nouvelles structures coopératives. Cette formule avait aussi pour avantage de
permettre l’appel à la générosité du public ce qui leur ouvrait de nouveaux
horizons.
Beau florilège de possibilités qui permettait d’évaluer l’articulation de ces
différentes solutions et de comparer leur intérêt.
A la sortie, nous eûmes droit
aux mêmes sourires engageants qu’à notre arrivée.
La scierie coopérative du Limousin
« Une atmosphère de "mysticisme social", de tendresse et de fureur. » Jules Michelet
À nos pieds, la sapinière s’étend à perte de vue jusqu’aux confins de la Combraille
à travers un moutonnement qui frissonne dans la fraîcheur d’un matin
clair. Contraste, et même le contraire de la banlieue que nous avons
quittée le mois précédent. Bernard est à son affaire
dans ce paysage de montagnes et de forêts, il aime se promener parmi les
fougères, la bruyère, les genets et les épineux, nommer les différentes
essences de conifères que l’on rencontre ; pour Jean-Paul,
homme de la ville sujet aux allergies, c’est tout autre chose et il se
demande comment on peut vivre ici en plein hiver, quand les touristes
sont partis et qu’on est confronté pendant des mois aux rigueurs du
climat.
Côté humain, on ne se marche pas sur les pieds. Il doit y avoir par ici plus
d'arbres que d'habitants. Pas étonnant qu'on aille visiter une scierie.
Plus exactement, la Scoli, La Scierie coopérative de Limousin qui utilise les ressources locales, surtout le mélèze, pour les
valoriser, pour fabriquer des revêtements et des maisons de bois en
profitant de la vague écologique. Et en ce moment, les circonstances
sont favorables.
Devant nous, la route serpente entre les épicéas, les mélèzes et les pins Douglas pour grimper jusqu’au plateau de Millevaches.
Le village à flanc de coteau colle à
la montagne, tout en rues escarpées, regroupé autour d’une rue centrale
qui semble ne mener nulle part. Rien ne permet de deviner qu’on y trouve
une entreprise modèle d’innovation (et de réussite) dans le domaine
coopératif. Juste avant d’arriver, j’ai relu l’article de journal qui
vante « le patient ciselage du "travailler autrement" », relate
cette expérience en mettant l’accent sur ses aspects les plus
spectaculaires : les ouvriers tirent leur PDG au sort et perçoivent tous
le même salaire.
Une hérésie qui ne devrait pas être
permise ! Et surtout très mauvais exemple, des fois que ça donne des
idées aux autres. Finies les hiérarchies rigides, les grands chefs qui
vivent sur leur planète, les petits chefs qui vous bouffent la vie, les
moyens chefs qui briment les petits chefs pour exister. Tout va pour le
mieux dans le meilleur des mondes de l’entreprise. En tout cas, jolie
carte de visite pour ce modèle socio-économique atypique (et qui
l’assume).
On est tout excités, impatients d’entrer dans le vif du sujet.
Plutôt pimpante Ondine Tavel
la PDG fraîchement nommée qui nous accueille sur le seuil de
l’entreprise. Large sourire mais naturel, sans ostentation. Elle est
d’ici, fille d’éleveurs comme la plupart des gens de l’entreprise,
contents de pouvoir "travailler au terroir", fiers de
participer à une expérience unique en son genre. Nous sommes d’autant
plus impatients de recueillir son témoignage sur cette expérience qui
s’est installée peu à peu dans le temps, qui a traversé bien des aléas
et continue son bonhomme de chemin malgré la crise. Expérience vraiment
singulière d’un capitalisme ouvrier exemplaire et, au-delà de cette expression très oxymorique, fier de ses particularités.
C’est l’objet de sa présentation : « On pourrait croire, et c’est
bien naturel, que capitalisme et monde ouvrier sont incompatibles et je
dois reconnaître que c’est souvent le cas. Mariage contre nature
dirait-on, et c’est bien cette mécanique que, par notre exemple, nous
voulons remettre en cause, montrer qu’elle n’est pas inéluctable. À
certaines conditions, bien entendu ! »
Elle
sait faire partager son enthousiasme et vend très bien son image mais
ce qu’on voulait d’abord, c’est savoir pourquoi ce choix de Sapo, de "société anonyme à participation ouvrière". On anticipait à peine.
« On peut penser, reprit-elle, que
nous sommes encore dans le dilemme entre une société dont on souligne
le caractère anonyme, qui aurait donc quelque chose à cacher et le monde
ouvrier exploité par cet autre monde opaque. Notre choix est bien de
dépasser cette contradiction. Dans cet esprit, avec une telle
structure, on peut fonctionner avec des actionnaires-salariés tout en
bénéficiant des avantages liés aux sociétés anonymes. Ceci n’empêche
nullement que des salariés acquièrent des actions nominatives de
capital pour pouvoir si nécessaire contribuer au contrôle de leur
entreprise.
Elle nous parla polyvalence et
souplesse, des hommes qui s’accomplissent dans leur travail, qui évitent
l’usure de la routine par les permutations, les changements de poste,
qui peuvent concilier vie familiale et vie professionnelle. Elle nous
parla engagement et motivation, cette capacité de l’individu à
s’engager, d’être bien dans sa tête et dans son entreprise, « j’ai
remarqué que plus on parle de motivation, moins on la pratique, ce qui
profite à beaucoup mais déplace la question vers l’application de
techniques, ce qui est un non-sens ».
Elle parla aussi –« sans langue de bois »
précisa-t-elle- avec cette petite flamme qui traduisait son engagement,
de l’autogestion et ses difficultés d’application, des inévitables
conflits de personnes, des réunions parfois houleuses, des procédures
mises en place pour assurer une prise de décision, de la façon de gérer
l’ensemble et de faire en sorte de conserver une bonne cohésion des
équipes. Des préoccupations communes à beaucoup d’entreprises, même si
la Scoli avait à cœur de développer des solutions originales.
Cette fois, June est du voyage. Sa curiosité l’a emporté sur sa froideur à l’annonce de la création de notre Centre de sociologie alternative. D’où son refus de participer à la visite du Gusco.
Mais depuis, et sans doute aussi parce qu’elle a appris la présence de
Jean Saltin dans notre groupe d’étude, ce qui l’a intriguée et ce
qu’elle n’apprécie guère, elle a décidé de se joindre à notre groupe.
Jean Saltin parmi nous, c’est l’assurance d’une minorité représentée
mais aussi le danger d’une opposition systématique. Ce qui ne va sans
doute pas faciliter les discussions.
Début d’après-midi bucolique. On fait
une halte à l’écart du village, dans un champ en partie ombragé par des
bouquets de conifères qui abritent de grandes fougères au feuillage
ourlé de dentelle, qui ouvre sur la magnifique perspective du lac de Vassivières.
On aperçoit au loin les bateaux qui sillonnent la partie la plus
étroite du lac, sur sa partie est, ses rives découpées et ses criques
échancrées qui vont de la presqu’île en contrebas avec sa base nautique
jusqu’à la rive opposée au-delà du village de Royère. Le silence n’est
rompu que par les bruits familiers de la forêt et parfois un meuglement
venant du pré voisin. Spectacle champêtre et romantique dont on apprécie
le charme apaisant, le genre d’images récurrentes qui ont toujours eu
tendance à polluer la littérature.
Retour dans la Scoli où Ondine Tavel
nous attend. Les locaux sont spacieux mais très bruyants (pour nous en
tout cas). Ça nous change des bruissements des bureaux et des salles
informatiques du Gusco.Ici,
les grosses machines aux lames acérées qui débardent puis débitent les
troncs d’arbres vrillent l’atmosphère à intervalles réguliers quand les
dents attaquent les grumeaux écorcés, là-bas une machine si haute
qu’elle touche presque le fait de l’atelier tranche les grumeaux en
autant de planches déposées en strates sur un tapis mécanique. Seul le
bureau d’études offre un calme auditif reposant où nous pouvons enfin
commenter la visite avec Ondine Tavel et quelques collaborateurs qui
nous accompagnent.
Ainsi, conclut Ondine Tavel, « un
modèle comme le nôtre peut vivre, et même bien vivre, dans un
environnement capitaliste… même avec les contraintes, même avec une
polyvalence limitée par l’expertise et le savoir-faire. » Avec toujours cette pudeur à s'ériger en modèle : «
Notre propos n’est pas de donner des leçons aux autres. Mais d’agir sur
nos propres vies. Et de prouver quand même que oui, ça existe, c'est
possible et que ça marche... »
Certes, à la Scoli, ils ont instauré
un certain rapport au travail, inconnu des entreprises privées, ils ont
aussi instauré des relations de confiance avec leurs clients, développé
une filière écologique de constructions en bois qui préservent
l’environnement mais pour nous il manque encore la strate d’intégration,
maîtriser le circuit du bois par exemple et se donner les moyens d’être
libre, en particulier de son financement.
Alain
Kardec
« Des artistes qui tissent leurs rêves avec leur soie »
Rude épreuve.
Combat exemplaire aussi dont Alain Kardec me conta les péripéties… et les déboires. Lors de chaque crise –et l’industrie de la porcelaine en connut plusieurs- les patrons en profitaient pour licencier et menacer les autres du même sort pour baisser le salaire horaire. En gros, quand les affaires marchaient bien, ils s’en mettaient plein les poches sans penser au lendemain et quand les choses se compliquaient, ils tentaient de faire payer la casse aux ouvrières pour sauvegarder l’essentiel de leurs marges.
Tactique pas très futée mais efficace. En période de vaches grasses, on se laisse aller à la facilité en laissant filer juste assez les salaires pour gagner la paix sociale à peu de frais et en période de vaches maigres, on "dégraisse", autrement dit on fait payer aux salariés le prix de la crise. Mais dans la porcelaine, on avait bien compris le processus du gagnant-perdant et la non violence n’était pas vraiment à l’ordre du jour dans les relations avec le patronat.
À ce jeu, les ouvrières n’avaient gagné que quelques batailles sans jamais avoir découvert la pierre philosophale de la lutte de classes.
Toutes les tentatives faites par le personnel pour créer et pérenniser une coopérative furent vouées à l’échec par le cartel de la porcelaine qui asphyxiait financièrement la nouvelle coopérative en l’empêchant de se développer avant qu’elle n’atteigne une taille critique qui lui aurait permis de dégager un "coussin financier" assez important pour amortir les périodes difficiles.
Là était bien notre problème.
Retour du côté de Millevaches. De Limoges, on remonte par le chemin des écoliers. Pays de forêts. Alain roule entre deux futaies d’épicéas qui coupaient l’horizon quand on quitte la vallée de la Vienne pour rejoindre le cours de la Maulde. Les villages apparaissent comme des clairières qui se détachent dans un fonds de teintes vertes, tableau impressionniste avec d’un côté des épicéas et des mélèzes, d’un autre côté des châtaigniers et surtout des hêtres.*
- Attends, murmura Alain Kardec tu verras les talents cachés d’un fils de paysan du Limousin.
Il quitta ses chaussures, remonta au maximum les pans de son pantalon et entra lentement dans l’eau limpide. Avec d’infinies précautions, il se pencha au-dessus de l’eau, puis avança à pas de loup soulevant petit à petit une grande pierre plate d’une main et de l’autre, fourrageant sans bruit dans les graviers du fond. D’un coup sec du poignet, il tira de l’eau claire une truite magnifique, pas très grosse certes, mais vigoureuse, aux reflets mordorés dans les quelques rayons de soleil filtrés par le feuillage des arbres.
Alain Kardec la sortit de l’eau pour me faire admirer sa prise. « Regarde, regarde bien sa robe gris cendré qui s’assombrit peu à peu vers la queue, constellées de petites ocelles jaune et or. »
Presque tout de suite, il la remit doucement à l’eau en la maintenant à peine entre ses mains. Un bref instant immobile, elle frétilla soudain et, d’un coup de queue, disparut dans la courant.
- Ainsi, tu pêches –si ta technique s’apparente à de la pêche- pour le plaisir, uniquement pour le plaisir du geste et de l’acte gratuit.
- Pour le plaisir du sport mon cher, un genre de sport que j’ai connu et pratiqué tout jeune. Et crois-moi, ça n’avait alors rien d’un acte gratuit.
- Par définition, l’acte gratuit est un luxe.
- Exactement. Ma famille, comme beaucoup d’autres familles du village, ne pouvait s’offrir ce luxe. Mon père m’apprit très vite l’approche, les gestes pour piéger les proies dans les trous d’eau et participer ainsi à la subsistance de la famille. L’aisance, sinon le luxe, a au moins la vertu de préserver des contraintes les plus déplaisantes de la vie, de celles qui peuvent être vécues comme une humiliation. Je n’aime pas trop en parler.
- Moi non plus figure-toi. Il me semble que les expériences, surtout celles de la prime jeunesse, sont si intimes, qu’elles révèlent une part trop importante de soi. « Montrer son cœur ou son cul, c’est pareil » chantait Georges Brassens. Mais paradoxalement, même si nos chemins furent différents, nous avons posé le même œil sur la société, avec cette conviction chevillée au corps que donner un sens à sa vie, c’est s’engager, donner aux autres. Au-delà de toute analyse.
L’esprit, ça vient après le cœur.
- En fait, je serais plutôt une exception. J’ai rencontré dans le mouvement beaucoup plus de fils de la bourgeoisie que de fils de véritables prolétaires, ouvriers ou paysans, ceux qui savent ce que bossent de ses mains veut dire.
- Je me revois dans mon enfance –vers mes huit-dix ans sans doute- le nez à la vitre de la grande villa qu’on avait louée après la mutation de mon père à Reims. Déraciné et assez seul, je regardais avec envie les jeunes gens de l’usine voisine qui passaient devant la maison en plaisantant, en riant, après leur dure journée de travail. Enfin, d’après l’idée que je m’en faisais… Malgré leur vie difficile que trahissaient leurs bleus douteux et leurs blousons élimés, ils avaient l’air heureux, attendant parfois les jeunes vendeuses du supermarché voisin et ils passaient devant moi sans savoir que je les regardais, que je les enviais, en discutant, le verbe haut, le geste ample, en se taquinant, me laissant découvrit un monde qui m’était inconnu et que mon imagination enjolivait.
- Une histoire personnelle est toujours compliquée, beaucoup moins lisse que souvent elle paraît. Mon père ne connaissait rien à la terre. Un homme secret, rarement présent, que j’ai peu connu, pacifiste convaincu et membre de l’Internationale ouvrière. Ma mère n’est pas cette paysanne un peu renfermée qui vit à l’écart du village mais une parisienne d’une famille déclassée qui a beaucoup bourlingué avant d’échouer ici, dans cette ferme délabrée, reliquat des splendeurs passées. En fait, je sais qu’elle héberge des copains de mon père, plus ou moins en délicatesse avec le pouvoir.
- Les parcours sont rarement simples et lisses. « On ne pas ce qu’il se passe derrière les persiennes » disait parfois ma mère en faisant allusion à voisins ou des gens du quartier. Ce qui est sûr, c’est que l’éducation est fondamentale dans la formation de l’enfant et ce que je vois parfois me révolte. Pour moi, c’est la pire des injustices.
- Exactement. C’est bien ce sentiment d’injustice qui mène à la colère et à la révolte. Je suis comme toi, mu par un sens aigu de mes droits, bien déterminé à réclamer justice. Je considère certaines injustices comme des attaques personnelles, des trucs que subissent les enfants et qui ont le don de me mettre en rogne.
- J’en connais un autre qui est comme toi, qui pique des colères face à l’inadmissible. Le grand Bernard qu’on a accompagné à la gare des Bénédictins ce matin, il démarre au quart de tour. Voilà quelques années, sur un coup de tête –ou plutôt un coup de sang- il est parti, comme ça du jour au lendemain, aider des enfants réfugiés, au bout du monde, quelque part en Asie, remuant des montagnes, écrivant des articles, donnant des interviews, des conférences pour récupérer du fric.
Il partit d’un grand rire. « Ça fait plaisir de ne pas se sentir seul… Tu lui feras mes amitiés quand u le reverras. »
- Belle truite n’est-ce pas ? Je viens parfois la voir quand j’ai le spleen, que je me sens vide. La dernière fois, très tôt un samedi matin, des lambeaux de brume traînaient encore au-dessus de l’eau, elle se tenait tout près de la surface, j’eus juste le temps de l’apercevoir qu’elle dut sentir ma présence et d’un coup disparut dans le fonds de berge.
- Ma parole, on dirait Moby Dick ta truite !
- En modèle réduit alors !
- Sais-tu cher Alain, que j’ai connu une nana incroyable, un peu comme ta truite, fière amazone qui décampait quand elle sentait qu’elle allait s’attacher. Sauvage et craintive. Je l’ai connue à Lyon dans un bowling. Elle venait d’un village près de Lons-le-Saunier du côté de chez Bernard. Elle s’appelait Frédérique mais nous, on l’avait surnommé "la truite".
Si un jour tu rends visite à Bernard dans son antre jurassien, vous pourrez parler truites tous les deux, c’est un spécialiste.
La vie édifiante du lyonnais Joseph Benoît
Une bible, mes amis. NOTRE bible.
La place Bellecour
Pour exister quand même dans cette société répressive, surtout à l’égard du monde ouvrier, Joseph Benoît créa la société des Fleurs –sur le modèle de la société des Égaux- pour en faire un instrument de propagande et diffuser ses idée, à une époque où le droit de réunion était illégal. On se reconnaissait en portant une fleur ou une plante, on se réunissait dans un petit bois situé au-dessus de la Saône, du côté du quai Saint-Vincent mais les membres de "la société de bienfaisance" furent bientôt persécutés par le pouvoir.
Les leçons du passé mes amis, souvenons-nous des sacrées leçons du passé.
Les leçons du passé mes amis, les leçons du passé...
Joseph Benoît (2) La Commune de Lyon
À chacun son Joseph Benoît.
June avait ses idées fixes et ses objectifs… que je connaissais trop bien. J’avais les miens bien sûr, pas vraiment conciliables… et qu’elle connaissait aussi fort bien. Malgré nos divergences, on restait très proches, j’avais pour elle une infinie tendresse et devant les autres, on gommait d’un accord tacite nos différents sur la manière de conduire le mouvement. Elle l’illustra avec chaleur dans la courte allocution de conclusion dont elle fut chargée.
Rappelons-nous aussi que c’est un homme brisé qui revint d’exil après la chute du Second Empire. Le décès de son fils Émile quelques années auparavant n’explique pas tout. Il se retira peu à peu de la vie politique et pendant ses dernières années tint une papeterie au 3 du cours Lafayette avec sa fille Marie.
Jean-Paul, mon principal soutien, distingué lui aussi pour conclure la séance d’hommages, avait décidé de centrer son intervention sur le mouvement lyonnais pour allumer un contre-feu des idées par trop pacifistes de June.
- Il faut les réveiller décréta Jean-Paul, parler de la naissance de la troisième république, heure de gloire du mouvement lyonnais, rappeler qu’Albert Richard et ses amis eurent les premiers l’intuition que la guerre allait faire imploser le Second Empire. D’en tirer les leçons et de prendre des risques comme la grande manifestation pacifiste en pleine guerre, entre la place des Terreaux et la rue Sala.
Beau symbole mais qui n’empêcha nullement la guerre de poursuivre sa logique. Je n’allais bien sûr pas le contredire.
- Événement très intéressant et à glisser dans ton discours…
Il suffisait d’insérer dans le fil du discours d’autres exemples de la même teneur… et bien sûr, ils ne manquaient pas. La fiche de synthèse qu’on dressa fournit rapidement les axes essentiels.
Fiche-synthèse sur la Commune de Lyon :
- Sous couvert de défense nationale et de lutte contre les Prussiens (on est toujours en guerre), le nouveau pouvoir veut éliminer de sa direction la gauche du mouvement.
- La troupe hésite à tirer sur la foule, le 7 septembre elle met crosse en l’air et regagne en hâte ses casernes.
- Michel Bakounine arrive à Lyon le 15 septembre 1870 pour préparer un soulèvement avec ses amis lyonnais de l’Internationale.
- Il tient des réunions secrètes à la Guillotière, commune qui compte beaucoup de membres de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et des ouvriers révolutionnaires comme le mécanicien Adrien Schettel ou le plâtrier Eugène Saignes.
- Le 26 septembre 1870, on proclame la Fédération révolutionnaire des Communes à la salle de la Rotonde dans le quartier des Brotteaux, où on lit l’affiche rouge, à placarder dans la ville, qui commence ainsi : « l’impuissance des pouvoirs officiels et l’indifférence des classes privilégiées ont mis la nation française au bord de l’abîme… »
Jean-Paul avait bien assez d’informations à se mettre sous la dent. Il me fit un clin d’œil et fonça reprendre le contenu de son discours. Il fut poliment applaudi, certains ne comprenant pas bien où il voulait en venir… et d’autres parce qu’ils le comprenaient trop bien !
Nouvelle fureur de June… mais ça, ons’ en doutait, bien décidés à faire profil bas. Nouvelle fureur… et nouvelle bouderie entre nous.
Le voyage de retour fut lugubre. Elle n’ouvrit pas la bouche de tout le trajet, ce qui représentait pour elle un exploit ; ce qu’on évita soigneusement de lui faire remarquer. En fait, on était complémentaires, à elle la vitrine, le côté présentable mais ça, elle n’était pas prête à l’entendre.
Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire. »
Nous n’allions pas rallumer la polémique. Oui, ses "amis" avaient gagné mais à quel prix ! Au prix exorbitant d’un bain de sang, le mouvement brisé par l’armée. Des dizaines de morts dans la prise des barricades de la Guillotière, place du Pont et cours Gambetta, rue de Cuire à la Croix-Rousse et la dernière à tomber, celle de la Grande rue de la Guillotière où un jeune tisseur de 18 ans Joseph Geoffray et une frangeuse Marie Bure , entre autres, tombèrent sous les balles de l’armée. Pas de quoi pavoiser.
Au-delà de nos divergences, au-delà de nos querelles de stratégie, ce qui fait notre ciment, ce qui énerve les gens, tous les bien-pensants vrillés à leurs certitudes, tous les messies campant sur leur vérité, c’est notre approche du "mystère de la vie", le sentiment de notre faible impact sur le cours des événements. L’idée que l’homme fait l’histoire est une vaste plaisanterie.
Nous n’avons aucun message à transmettre. L’Orateur des Chaises, la pièce de Ionesco, voudrait bien transmettre une vérité essentielle, vitale, dire « comment sont les choses » mais son discours attendu restera inaudible.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire