« Les femmes doivent devenir indépendantes et être libres de déterminer leur propre vie. » Mikhaïl Bakounine
Les choses se font et se défont s’en qu’on y prenne garde.
Jean-Paul avait une petite amie Maude, jolie fille qui michetonnait du côté de la place Blanche. Bien qu’il en fût très amoureux, l’animal en tirait sans vergogne quelques avantages qu’on faisait mine d’ignorer. Charmante enfant toujours souriante qui avait l’air de passer dans la vie comme un papillon, voletant de-ci de-là, éphémère et éternelle. Elle rehaussait son teint pâle d’une touche de poudre rose qui faisait saillir ses pommettes et creusait ses fossettes.
Pour vivre, elle jouait les escorte-girls dans une boîte huppée Les Délices de l’occident à deux pas de la place Clichy, levant à l’occasion un des riches clients qui fréquentaient l’endroit. Esprit pratique sous des dehors frivoles, elle louait un deux-pièces au dernier étage d’un immeuble cossu pas très loin dans la rue Coustou. Rien de bien glorieux, elle n’était pas bégueule, venait chaque fois qu’elle pouvait rejoindre son Jean-Paul dans l’arrière-salle du bistrot de Guy, l’attendant patiemment vers l’entrée près de la fenêtre.
Le plus souvent, Guy
passait la tête par l’encoignure de la porte et nous adressait un petit signe
de la main pour nous avertir de son arrivée. Au bout d’un moment, elle se
glissait sans un bruit dans la pièce, s’asseyait d’un geste gracieux dans le
fauteuil miteux qui en commandait l’entrée, en rabattant délicatement les pans
de sa jupe et en croisant ses longues jambes. Puis elle tirait de son sac un
magazine, de ce genre de magazines qui contiennent plus d’images que de texte,
s’en s’intéresser à nos discussions.
Quand elles s’éternisaient, Maude sortait un long fume-cigarette et tentait parfois avec
maladresse de dessiner quelques volutes de fumée. Dans cette position qui
l’avantageait, elle ressemblait à une actrice américaine ; surtout quand
elle se teignait les cheveux en blonde platine. De temps en temps, ils
échangeaient des sourires et elle lui montrait sa montre en tapotant le cadran
et en soupirant. Mais Jean-Paul
haussait les épaules tout en lui souriant.
Ce soir-là, aux Délices de l’occident, Maude pratiquait comme d’habitude,
accompagnant deux types en goguette qui voulait s’encanailler avant de repartir
en province le lendemain. Elle avait bien remarqué un grand maigre à la peau
mat, disert et assez coincé qui la reluquait, accompagné d’une espèce de
factotum qui le guidait dans le "Tout Paris". Le larbin, ça se
voyait, bruissait et riait fort, peut-être pour distraire l’autre, qui semblait
plutôt s’ennuyer, indifférents aux filles qui faisaient leur numéro habituel
sur la petite scène du cabaret.
Dans la boîte, ambiance feutrée voulue par le revêtement
mural, une musique cool cassée de temps en temps par une chanteuse qui
entonnait des tubes à la mode et des spots qui tamisaient des couleurs chaudes
aux tons pastel. Doux rond-rond d’un soir de semaine, une nana dansait sans
grâce dans des pauses suggestives, tournant et faisant des entrechats sur un
air lent et suave.
Le lendemain, il était là de nouveau, toujours avec son acolyte, lançant des œillades appuyées à Maude qui évitait de répondre, apparemment trop affairée à satisfaire son client d’un soir, un gros rougeaud à l’accent rocailleux, venu pour s’amuser et qui le faisait savoir. Apparemment tout à son client, mais un œil aux aguets, repérant vite le manège du grand maigre, intriguée par de longs regards furtifs qui finirent par l’amuser.
Elle s’apprêtait à quitter Les Délices de l’occident, attendant de récupérer son manteau au vestiaire quand "l’homme qui riait trop fort" la frôla et lui glissa une carte de visite qu’elle dissimula dans une poche.
Le soir suivant, même scénario. Maude le laissa venir, « jetant du lest avant de ferrer le client » comme elle disait parfois en riant. Ce fut alors un jeu de dupes dont le beau ténébreux –Hari Robin se présenta-t-il- ne saisit sans doute pas toute la subtilité. Elle adopta une attitude à la fois encourageante et réservée qui le déstabilisait. De fait, il n’était pas habitué à cette forme de rouerie féminine exacerbée par le côté factice de leur relation. Il était "ferré".
Après, ce fut la routine, les rendez-vous dans son appartement de la rue Coustou, son emprise sur un homme sans grande expérience… quand un événement anodin en apparence la sidéra. Maude comme souvent avait acheté un magazine sans s’intéresser aux titres. Mais quand elle l’ouvrit, quelle ne fut pas sa stupeur de voir la photo d’Hari Robin en bonne page. Pas de doute, c’était son soupirant Les Délices de l’occident.
D’après le journal, c’était en réalité le prince Idriss al Arhom, prétendant au trône d’un obscure émirat, qui devait se fiancer avec l’une de ses cousines (d’où l’article du journal). Panégyrique en couleurs de la famille princière… « un gros poisson » se dit-elle pensive, encore interdite par la révélation. Trop gros poisson pour elle, pour la petite Maude qui menait sa petite vie avec son grand Jean-Paul plus souvent chez Guy que sur les routes à vendre ses produits de beauté.
L’article la laissa rêveuse mais Jean-Paul, un peu jaloux, bien qu’il s’en défendît, du grand friqué taciturne, la dégrisa en lui lançant : « Ah, ah ! Je te vois bien en train de jouer les belles lascives des mille et une nuits dans un palais féérique du golfe persique… Tu devrais déjà t’entraîner à faire la danse du ventre en tenue transparente, ah, ah… »
Elle en fut froissée dans son orgueil. En attendant, le prince était aux anges, rejoignant Maude dans son petit nid sous les toits de Paris, montant allègrement des escaliers mal équarris et usés par les années, avec un arrière-goût de fruit défendu. Attrait du contraste avec les vastes demeures impersonnelles qu’il avait toujours connues. Il entrait ainsi dans un autre monde, comme par effraction, dans une autre dimension, guidé par un ange éthéré où l’enfer avait un goût de paradis.
Transgression d’un nanti qui se cherche dans une dynastie qui n’a plus rien à prouver.
Maude, fière
de son indépendance, avait
agencé son appartement selon son goût : grande baie vitrée ouvrant comme
une vitrine sur Montmartre, murs blanchis à la chaux, ornés de tableaux aux
couleurs chaudes et vives, des reproductions de Kandinsky d’un côté, de Picasso
de l’autre.
Elle avait aimé mettre en scène ce contraste entre le cachet ancien de l’appartement, les grandes baies à moulures ou le plafond à la française et la touche moderne qu’elle y avait introduite.
Son côté décoratrice.
Son secrétaire-acolyte, un nommé William Cooper, toujours selon le journal qui semblait bien renseigné, jouait les intermédiaires, faisant le guet au bas des escaliers, faisant avancer la voiture, se rendant indispensable à force de prévenances. Offrant à Maude des services qu’elle refusa par un sourire et un geste vague. « Un drôle de coco ce type, disait-elle à Jean-Paul, il ne m’inspire pas vraiment confiance. Je me demande bien comment le prince peut lui faire confiance. »
Le prince s’en foutait, se déchargeant sur ce curieux secrétaire polyvalent des contraintes du quotidien ; lui faciliter la vie et le conduire les yeux fermés dans ce Paris nocturne qui le fascinait en l’inquiétant. Il était entré dans ce monde inconnu comme un enfant dans un énorme bocal de bonbons.
Sans en mesurer les dangers.
Dans ses rapports avec le prince, Maude était restée elle-même et il aimait ça. Se faire rabrouer, se laisser traiter de « grand maigre », souriant à peine quand elle l’appelait « mon prince sans rire. » C’était « une vraie parisienne. » Le prince ne pouvant plus souffrir Jean-Paul et ses intrusions inopinées –chez Maude, il se sentait chez lui et débarquait sans prévenir- William Cooper avait finalement déniché une bonbonnière du côté de Passy où Maude passait le plus clair de son temps.
Finit le petit nid romantique de Clichy, on revenait à plus classique, entre soi. Finit Les délices de l’occident –du moins pour l’instant-, finit le duo avec un Jean-Paul qui menaçait de « bouffer du prince ».
Où le hasard fait bien les choses
« Je
ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que
l’ombre. » Stendhal
Les faits ont ceci de particulier (outre qu’ils sont têtus) qu’ils
ne deviennent faits qu’après ; après qu’ils se soient déroulés, après
qu’on les ait interprétés, triturés, disséqués… après qu’ils aient pris un
sens… ou plutôt qu’on leur ait donné un sens… Il faut bien donner un contenu à un
enchaînement de faits qui tient du hasard, qui nous dépasse et que nous
feignons de dominer. Avant, ce qu’on appelle "faits" ne sont qu’électrons libres sans relations définies
entre eux. Sans structure. Une matière première à transformer.
« L’ombre des faits » se présenta sous la forme du secrétaire-acolyte William Cooper qui vint tout chafouin faire une visite intéressée à Maude qui ne répondit rien mais fondit en larmes dans les bras de Jean-Paul qui, dans tous ses états, s’en ouvrit immédiatement à June qui nous réunit immédiatement Bernard et moi pour jeter son fiel contre cet individu inqualifiable. À ce rythme-là, tout le quartier aurait été bientôt dans la confidence quand avec Bernard, nous arrêtâmes l’hémorragie du bouche à oreille.
Une dizaine d’initiés, c’était déjà trop. June voulait lui donner une bonne leçon – pourquoi pas avertir les flics, lui rétorqua-t-on- Jean-Paul voulait régler ça à sa manière (forte), Guy Savenay aurait bien manipulé le secrétaire pour niquer ce super capitaliste de prince… finalement on envoya nos deux piliers Bernard et Jean-Paul tirer les oreilles au maître chanteur mais le mal était fait.
« L’ombre des faits » s’effaça devant une réalité qu’on ne pouvait nier : William Cooper avait tout prévu semble-t-il, tout organisé… berné et trahi son monde. Plan simple en vérité qui consistait à filmer des ébats parfois fort démonstratifs, –j’en ai visionné quelques séquences mais pas Jean-Paul bien sûr- entre Maude et le ténébreux prince, son amant et chevalier servant. Prince des ténèbres pas si fermé et ténébreux quand Maude l’avait bien chauffé et que, dans ses bras experts, il s’oubliait et oubliait tout.
Objectif de Cooper : réclamer au prince une substantielle subvention faute de quoi la précieuse œuvre d’art qu’il avait filmée serait dûment remise à la fiancée et à sa famille et même diffusée sur internet à titre pédagogique sans doute. Petit chantage entre gens de bonne compagnie.
Sauf qu’il fallait calmer Jean-Paul qui admettait mal qu’elle soit allée plus loin que d’habitude, et gérer au mieux la situation. Plus de Délices de l’occident et surtout plus de … délices de Capoue pour Maude.
Le prince fut bien obligé de redescendre sur terre.
Entrevue musclée avec un William Cooper plus doué pour magouiller que pour assumer. Il faut dire qu’on avait investi son pied-à-terre à deux d’abord, puis à quatre quand Guy et Sacha vinrent nous rejoindre. Ça faisait commando en expédition. On en rajouta en lui exposant les méthodes en vigueur dans le pays du prince. Méthodes qui nous étaient parfaitement inconnues.
Mais qu’importe, c’était bien suffisant pour l’impressionner, lui foutre la trouille en exagérant les conséquences prévisibles de ses actes. Effet garanti, idéal pour qu’il vienne nous manger dans la main et se tire dare-dare sans faire d’embrouille… récupérant ses abatis et une caméra vide… mais intacte. Au début, avec ses manières à la Aldo Maccione, il chercha à noyer le poisson en nous racontant des salades et en jouant les imbéciles –il était très doué pour ça- mais à force de le cuisiner, on en conclut qu’il était seul dans cette arnaque, le genre loup solitaire qui monte ses coups en douce, exploitant les situations qu’il rencontre.
Rien qu’à contempler Bernard et sa tête des mauvais jours, le dénommé William Cooper comprit qu’il pourrait tout juste limiter les dégâts. Aussi écervelé qu’il soit, il prit la mesure de ses actes –« quand on joue avec le feu, on en subit les conséquences » tonna Bernard sur un ton sans réplique.
De ce côté, c’était réglé. Restait à faire passer la pilule au prince et lui expliquer, fermement mais avec toutes les marques de déférence voulues, dans quelle panade il s’était fourré. Je proposais de m’en occuper, proposition qui fut acceptée à l’unanimité… et avec soulagement.
Coup de fil préalable. « Allo,
monsieur Hari Robin… ou plutôt monsieur le prince Idriss al Arhom je crois … » Non, ça ne va pas… avec ces
gens-là, il faut être lisse et garder ses distances. Finalement, en dire le
moins possible, exciter sa curiosité, sans commentaires superflus. Faire comme
une femme, dévoiler sans rien montrer.
« Allo, monsieur Hari Robin… nous avons un gros problème avec votre secrétaire monsieur William Cooper dont je voudrais vous entretenir en urgence. Quand pourrais-je passer vous voir monsieur ? » J’attendis, trépignant d’impatience, me demandant s’il eût fallu être aussi direct. Indubitablement, je le dérangeai.
« Un ami de Maude, dites-vous ? » Son prénom comme un mot miracle qui ouvre toutes les portes, avait fait tilt. Au bout d’un temps qui me sembla infini, j’entendis ces simples mots : « Venez. Je vous attends. »
"Le studio-bonbon" qu’avait dégoté Cooper portait bien son surnom. Deux sofas douillets encombraient l’entrée d’un salon aveugle éclairé par une rangée de spots qui diffusait une lumière indirecte tamisée.
Ambiance cosy garantie.
Sur un signe, Je m’enfonçais avec quelque inquiétude dans un fauteuil-chamalow d’un jaune canari qui tranchait avec le rose mordoré des murs. J’étais très intrigué de rencontrer ce genre de personnage qui me semblait venu d’ailleurs, issu d’un autre monde dont je ne possédais ni les clefs ni le langage.
Le prince n’avait pas quitté son air altier et ténébreux. Après
quelques mots marquant sa surprise, il attendit, sans impatience. Je lui débitais le discours que j’avais
préparé. Aucune réaction visible, aucune interruption, visage de marbre. Aucune
lecture possible, seulement quelques imperceptibles signes d’agacement, comme
un insecte qui lui aurait tourné autour. Mais la chute fit sensation et il
fronça les sourcilles en signe d’inquiétude.
Il se leva d’un bond et se mit alors à tourner autour des meubles, exploit dans cette pièce si encombrée, les mains dans le dos. A mon tour d’attendre, toujours enfoncé dans un fauteuil qui me collait aux fesses.
De temps en temps, il me balançait un regard en coin, un
rien soupçonneux, comme si je concubinais avec William Cooper. Cependant, peu à peu il prenait la mesure du
problème.
- Tout ceci est embarrassant, très embarrant. Vous vous doutez bien… un homme dans ma position ! Êtes-vous sûr au moins…
Bien sûr que je me doutais… Je compatis même à la bassesse
de l’ignoble coup que le nommé William
Cooper lui avait porté, sans trop en faire quand même, lui rappelant aussi
la position délicate de Maude… et en
termes choisis, sa légèreté.
Au rappel de son prénom, il se tourna brusquement vers moi, me lançant à brûle-pourpoint : « Vos qui êtes l’un de ses amis intimes, si j’ai bien compris, pourriez-vous débrouiller les fils de cette situation ? »
Il me refilait le bébé. Pris de court, j’émergeai avec difficulté des profondeurs du fauteuil.
Bien sûr que je pouvais : je ne lui avais pas tout dit. Dans une synthèse, forcément on omet des détails, par exemple, qu’on avait déjà récupéré toutes les preuves et renvoyé le vicelard de Cooper à ses foyers.
- Si je peux vous rendre service, j’en serais ravi. Vous
savez, Maude culpabilise tellement pour
vous avoir entraîné malgré elle dans cette mésaventure. C’est aussi pour cette
raison que j’ai sollicité cette entrevue, pour rassurer Maude sur vos intentions et vous apporter mon concours.
- Mais non, mais non, elle n’y est pour rien. Elle, si
sensible… je ne la vois pas participer de près ou de loin à ce genre de
combine. Non, c’est moi le seul fautif, moi qui ai accordé ma confiance à ce
margoulin qui m’a berné et trahi ma confiance ! Quel naïf j’ai été… que je
m’en veux !
Maintenant, il s’échauffait un peu, me prenait à témoin, s’accusait
même de sa légèreté, mettant les mains dans ses poches, les retirant, ne
sachant que faire de son corps… Je le faire faire son mea culpa et évaluer les
conséquences possibles de la situation.
En ce moment, ça devait bigrement tourner dans sa petite
tête !
Même
si L’ombre
des faits planait encore, le prince
dans son infinie magnanimité, fut très sensible à la réalité des faits
tels que je les lui avais présentés. Je sus l’extrême degré qu’avait atteint sa
sensibilité et l’intérêt qu’il portait à Maude,
à l’importance du chèque qu’il me remit avant de s’envoler dans son magnifique
pays où il fait toujours beau. Mon Centre de sociologie alternative était
en bonne voie.<< Ch. Broussas – Délices JP 7 - Feyzin, 30 juin 2015 - © • cjb • © >>
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