L'instrument de guerre
Les photos
La visite chez tantine
Les photos
La visite chez tantine
La copie
Le dessin d'Édouard Péricourt
La fin de Crazy Horse
« Cette route campagnarde, sous un ciel qui est resté le grand ciel des régions du Nord peintes par Van der Meulen... sera dans onze ans flanquée sur toute sa longueur, de Bailleul à Cassel,
d'une double rangée de chevaux mors ou agonisants, éventrés par les
obus de 1914, qu'on a traînés dans le fossé pour laisser passage aux
renforts anglais attendus. »
Marguerite Yourcenar, Archives du Nord, page 368
"L'instrument de guerre"
Il y avait, bien en vue sur le grand mur de la salle-à-manger de mes grands-parents, un grand tableau tout en longueur représentant un cheval efflanqué, couché sur le côté, qui me flanquait la frousse quand j’étais môme, me regardant de ses gros yeux implorants, l’air si fatigué, avec si peu de vie qui émanait de sa complexion…
Le cheval de guerre (1) Le cheval de guerre (2)
Mon dieu, quelle étrange vision que ce cheval si fourbu, composition si insolite dans cette pièce par ailleurs agréable et lumineuse, ornée –si je puis dire- de cette étrange peinture, ce cheval avec son bon gros museau en premier plan, ses naseaux et son poil si ternes, ce regard si suppliant exprimant toutes la misère du monde comme prémisse de l’agonie à venir, qui avait sans doute déjà commencé. Rien n’était clairement dit, seuls des indices permettaient de supputer un drame qui avait abouti à cette figure pitoyable de l’innocence bafouée. Un peu de sang peut-être, ressortant à peine sur le pelage marron foncé, une petite plaie difficile à déceler sur le noir de sa croupe…
Pour quelle mystérieuse raison ?
Je crois bien qu’il est venu hanter certaines de mes nuits quand parfois, je dormais chez mes grands-parents. Mais les souvenirs sont matière poreuse, évanescente, qui se modulent et se recomposent au gré des temps et des humeurs. Malgré tout, je me souviens encore très bien de la présence d’un cheval en sale état, objet de mon effroi, dans certains cauchemars dominés par le bruit et la fureur des guerres qui me réveillaient tout en sueur. Ceci aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mais…
Cheval et porteur de lance, 1719
D’autant plus que seules quelques images rémanentes persistaient encore quelques heures plus tard et s’effaçaient sans que je puisse en saisir la signification. Même plus tard, je n’ai jamais osé demander à grand-père la raison de cette présence insolite dans la salle-à-manger, seulement quelques allusions tombées dans le silence, et le temps passant, ce fut trop tard, grand-père disparu emporta à jamais son secret dans la tombe. Ainsi persisterait toujours cette espèce de secret de famille –pour moi en tout cas- ponctué de points de suspension, une parenthèse impossible à refermer. Même si après le départ de grand-mère, le voile s’est en partie déchiré.
Fresques de Paestum, 7ème siècle avant JC
Si cette question m’importait, -et je comprenais bien que pour les autres elle fût sans intérêt- je n’en parlais à personne, sûr de susciter des quolibets si jamais j’avais la mauvaise idée de me confier à quelqu’un. Grand-mère aurait haussé les épaules, marmonné peut-être quelques mots sur les marottes de grand-père, ma mère aurait froncé les sourcils, fait la moue comme pour me dire « que me racontes-tu là, de quoi parles-tu, » non apparemment je n’avais personne vers qui me retourner.
Tapisserie de Bayeux, détail, 11ème siècle
Déjà qu’aux yeux de certains, je passais pour quelque peu original… sans bien savoir ce qu’ils mettaient derrière ce terme sans doute péjoratif à leurs yeux. Au départ de grand-mère pour la maison de retraite où elle partit à reculons –mais comment faire autrement dans ce monde de familles dissociées, déracinées, ventilées au diable vauvert ?- tout a été démembré et le tableau dut être arraché à son décor, décroché de "son mur" pour aboutir dans une quelconque salle des ventes ou chez quelque brocanteur qui ignora tout bien sûr de la signification très particulière qu’il revêtait pour grand-père, rien de son histoire singulière. Ainsi que mon questionnement à son sujet.
Qu’y-a-il donc derrière ces objets anonymes, sans grâce, qu’on trouve dans les salles des ventes ou dans les brocantes, quelles histoires recèlent-ils, quel destin de leur propriétaire cachent-ils dans leurs défauts même, telle porcelaine ébréchée, tel étain cabossé révélant un parcours sans doute tumultueux, tel émail écaillé par le temps, témoin de la quiétude d’un univers confiné.
Objets inanimés…
Picasso, Don Quichotte & Rossinante
J’aurais dû la décrocher moi-même cette œuvre singulière pour l’examiner sous toutes ses coutures, en scruter le cadre, sa poussière même, l’analyser tout à loisir pour essayer une dernière fois de percer son secret, rejoindre ainsi grand-père dans cette transmission manquée, lui dire mon amour de cette curieuse manière. Avoir une chance de partager enfin ce mutisme têtu qu’il m’opposa toujours comme s’il considérait que c’était une question de génération, une histoire trop personnelle pour être partagée, que ça ne me concernait en aucune façon. L’ayant tourné et retourné en tous sens, sans toutefois me faire beaucoup d’illusions, je n’y découvris rien de particulier, aucune signature, aucun signe distinctif qui m’eût permis de récolter quelque information sur sa provenance, sinon sur son auteur.
Rétif à ma curiosité, il conserva son mystère et son anonymat.
Le cheval de "Guernica"
Ce n’était en fait que le rêve éveillé d’un homme qui cherchait les traces de ce grand-père si disert, si inaccessible pour le jeune garçon que j’étais alors, celui qui m’échapperait toujours dans sa singularité, dans son parcours en apparence si commun à tous ceux de sa génération mais dont ce tableau incongru placé en évidence dans la vaste et coquette salle-à-manger, -certainement contre l’avis de grand-mère -indiquait la volonté de marquer son empreinte, de dire quelque chose d’indicible qui se noyait dans le contraste même entre les teintes sombres de la peinture et son environnement qui dégageait un climat de quiétude bourgeoise due à la vigilance pointilleuse de grand-mère.
Photo de famille
Le grand canapé d’angle qui s’étalait sous le tableau sur une bonne partie du mur, ouvrait le regard sur les fenêtres de la façade et au-delà, sur le jardin où grand-mère pouvait admirer les rosiers, les fleurs et les plantes vivaces qu’elle bichonnait tant que le temps le permettait, du printemps dès que les crocus pointaient frileusement leurs têtes blanches et violacées dans l’herbe encore humide, à la fin de l’automne quand les larges feuilles de la vigne rouge, les feuilles rouillées par le temps des deux grands érables qui ombrageaient la cour, noyaient ses plantations fatiguées d’une multitude de teintes mordorées. J’en récupérais parfois quelques unes tant leurs couleurs m’inspiraient et je tentais d’un trait maladroit de les reproduire sur un papier à dessin, traçant un contour hésitant puis les coloriant d’un geste malhabile.
Le résultat étant… ce qu’il était.
Vue de la salle-à-manger
Grand-père, lui, dédaignant les coussins du canapé, avait placé son fauteuil en face, le dos aux fenêtres, avec vue imprenable sur le grand mur où trônait le tableau et où, ainsi, rien ne pouvait distraire le regard. Je le guettais parfois pour le surprendre à admirer son tableau mais il ne semblait pas le regarder, ne le voyait peut-être même plus, si habitué à sentir sa présence rassurante sans qu’il n’éprouvât le besoin d’y poser les yeux. Mais je suis persuadé que si, par quasi crime de lèse grand-père, quelqu’un avait eu l’impudence de le décrocher, il s’en serait immédiatement aperçu. Il faisait partie de lui-même comme si chacun de ses fragments contenait quelques-uns de ses plus chers souvenirs dans les pigments fixés sur la toile comme autant de messages gravés dans le marbre.
Parfois, il s’emparait du plumeau de grand-mère pour l’épousseter avec soin, effleurant à peine, d’un léger mouvement, l’épaisseur de la peinture puis allongeant le geste pour nettoyer le cadre. C’était sa façon de le retrouver, d’apaiser ses souvenirs, de les enfouir dans la patine de sa mémoire. Et aussi d’exaspérer grand-mère quand il déployait ostensiblement le petit escabeau en susurrant comme pour lui-même : « Ah, pauvre de nous, si je ne le fais pas, qui le fera, hein, je vous le demande… » Il paraît –toujours selon grand-père - que les chamailleries conservent l’amour. A la longue, je supputais que le tableau mystère était prétexte à contentieux entre eux, objet d’une chamaillerie dont les tenants et aboutissants m’échappaient.
L’expression d’une césure en pointillés qu’ils étaient seuls à apprécier la portée.
Leurs relations participaient ainsi de leur mystère, dans l’évocation de souvenirs indicibles pour quiconque, des référence, des anecdotes, des périodes de leur vie dont eux seuls pouvaient apprécier la valeur.
Le cheval de guerre (3)
Les photos
Avec l’âge, il restait de plus en plus longtemps dans son fauteuil, relâchant parfois le journal qu’il lisait tous les matins –« tant que tu t’intéresses à ce qui se passe, tu es encore vivant » commentait-il, parlant plus à lui-même qu’à moi- pour fixer le mur, le regard dans le vide plus que sur le tableau mais ce n’est qu’interprétation de ma part et peut-être que chaque jour, il passait un moment en colloque singulier avec les souvenirs disséminés dans son tableau et s’adressait-il à ce grand cheval dégingandé au regard si poignant. Et à travers lui, à ces noms qui revenaient parfois quand il marmonnait, s’adressant à grand-mère qui ne l’écoutait pas.
Ce sont des photos qui ont ranimé en moi ces souvenirs d’enfance, cette relation énigmatique entre ce cheval et grand-père, longue et intime relation qui devait bien signifier quelque chose, une longue histoire faite d’amour et d’un tas d’autres choses sans doute, qui m’échapperaient toujours, en tout cas une amitié indéfectible marquée au sceau des couches de matières colorées qui agissaient comme un tampon de cire sur un acte officiel. Après le départ de grand-mère, j’avais récupéré un lot de photos de la famille –parce que personne n’en voulait- et quelques-unes attirèrent immédiatement mon attention.
Sur les premières, un cavalier, fier sur un alezan comme on l’était dans ces tenues d’un autre âge, quand la hiérarchie militaire trônait en tenue d’apparat sur de magnifiques chevaux tout harnachés, allant à la guerre comme à un défilé. Plusieurs photos firent émerger des bribes de conversations entendues –ou plutôt perçues- quand personne ne se méfie des enfants qui jouent dans la pièce sans vraiment écouter ce que racontent les adultes mais dont la teneur s’inscrit, on ne sait comment, dans leur esprit et reste longtemps cachée dans un coin de leur tête. Il était question de guerre, de défaite, de ravage, thèmes qui me laissaient totalement froid, et plus intéressant, d’un nommé Octave qui avait fait une guerre brillante avant d’effectuer un repli périlleux, harcelé par l’ennemi avec son escouade, l’un des rares à s’en être sorti indemne. Du moins physiquement.
Octave, c’était le prénom de l’arrière grand-père mais à l’époque, ça n’évoquait rien pour moi. Et même au moment où je contemplais ces photos avec étonnement et une curiosité goulue, je n’étais guère plus avancé. Mon cousin, dont j’étais très proche, me conseilla d’aller voir la Tantine –en fait derrière ce surnom affectueux se cachait une arrière-grande-tante- dernière représentante de cette génération dont les guerres avaient rythmé l’existence et souvent bouleversé la vie. Ce qui me fascinait, me faisait rêver quand j’étais plus jeune, persuadé que mes aïeux avaient côtoyé Balzac et Stendhal ou assisté au sacre de Napoléon 1er.
Alors que probablement, la plupart n’avaient jamais mis les pieds à Paris et encore moins dans les pas de quelconques célébrités.
Le cheval selon Dali : Chevaux au ciel et la tentation de Saint-Antoine
La visite chez Tantine
Sans plus attendre et sans beaucoup d’illusions, je me rendis chez Tantine qui, aux dires de mon cousin, avait encore toute sa tête malgré un âge canonique que personne dans la famille ne sut me préciser. Je découvris une petite vieille cassée en deux mais encore gaillarde, l’œil pétillant, pépillant sans cesse, toute contente qu’un obscure "neveu" s’intéresse encore à elle au point de lui rendre visite. En tournant autour du pot pour ne pas la chagriner et lui laisser croire que je venais pour elle, glissant d’un sujet à un autre, je réussis à aborder l’objet de mon déplacement, à travers les photos de j’avais apportées.
J’eus droit à un traitement privilégié avec thé au jasmin et petits fours. A son tour, elle exhiba de vieilles photos, parmi lesquelles je reconnus certaines des "miennes", qui ne m’apportèrent aucune réponse mais dont je fis mine de m’intéresser pour l’interroger sur sa vie.
- Que sais-tu Tantine de cet Octave qu’on voit sur plusieurs photos ?
"Tantine" et son ami Etienne blessé à Gravelotte le 18 août 1870
Elle embraya sans me laisser le temps de finir ma phrase, trop contente de pouvoir égrener des souvenirs sans objet depuis si longtemps, qu’elle en a oublié à quelle occasion elle a pour la dernière fois évoqué la vie d’Octave. Je me calais tant bien que mal sur une chaise inconfortable en me forçant à grignoter un biscuit mou, sans doute quelque peu périmé, bien décidé à jouer encore les faux-jetons et à ne pas l’interrompre pour en apprendre un peu plus sur le fameux Octave.
- Ah, mon cher petit, Octave m’aimait bien. Aux autres, il parlait pour ne rien dire mais avec moi, nenni. Il me connaissait assez pour ne pas se payer de mots en ma présence… et puis on devait bien avoir quelques atomes crochus. Oh oui, c’était un homme exquis qui ne se donnait vraiment qu’avec ceux qu’il estimait… et qui était fort peu nombreux. Pour cette raison, on t’en dira sûrement du mal, un homme fier et hautain, élitiste… mais n’en crois rien ; il gagnait vraiment à être connu.
- Tu l’as bien connu alors…
- J’étais un peu plus jeune que lui et j’aimais lui confier mes petits secrets de jeune fille ; c’est ce qui au départ nous a rapproché. C’était un homme complexe, difficile à comprendre, très droit, un peu coincé en apparence mais assez iconoclaste, un original passant dans la famille pour bizarre et peu fréquentable.
Ainsi se présentait Octave.
Résumer l’exposé fort documenté et prolixe de Tantine, entrecoupé de longs apartés que je n’osais écourter et de hors-sujet à profusion, relèverait de l’épreuve mais je vous épargnerai tous ces préalables pour étancher plus rapidement votre curiosité. Mon aïeul Octave n’avait guère quitté sa Savoie natale quand la guerre éclata en 1870, le projetant loin de chez lui, dans un monde étranger dont il n’avait aucune idée, méfiant face aux va-t-en-guerre de tous bords qui tenaient le devant de la scène et le haut du pavé, excitant les bons peuples de tous les pays à partir s’étriper pour le bien de l’humanité… et des marchands de canons.
Selon Tantine, sceptique sur la durée d’une guerre qu’on pronostiquait rapide, pas dupe un seul instant de l’ineptie d’une telle boucherie, mon aïeul Octave joua le jeu et monta vaillamment au combat, récoltant médailles et citations dont on le jalousa fort et pour lesquelles il n’attachait guère d’importance. Mais peu lui importait et il poursuivit ce rêve de don Quichotte, ne parvenant pas même à perdre un bras dans la bataille comme Cervantès à Lépante. A la tête de son bataillon de chasseurs, il se fit avec élégance taillé en pièces par les prussiens à la bataille de Reichshoffen.
La cavalerie à Reichshoffen le 6 août 1870
Ce fut paraît-il une belle charge, citée en modèle dans les manuels, et jamais on vit défaite plus éclatante depuis Pavie où seul l’honneur, à ce qu’on dit, fut sauf. Comme à Reichshoffen… mais à Sedan, ce fut une autre affaire, où l’honneur se perdit dans la fin sans gloire du Second empire. Le capitaine Octave, si fier jusque-là de son beau cheval, le contemplait, dévasté, le voyant désormais comme le symbole de la défaite, de la déchéance inéluctable, couché sur le flan, qui se vidait de son sang. Les seules larmes qu’il ait probablement versées de sa vie.
Tantine s’arrêta soudain et me regarda, songeuse.
- Curieusement, je n’avais encore jamais évoqué ces épisodes de la vie d’Octave qu’il n’évoqua devant moi que par allusions, par bribes, quand ça lui chantait où quand parfois il éprouvait un spleen qui ne le quittait pas d’une semaine.
Personne ne s’était jamais intéressé à la vie de ce pauvre Octave dont, la guerre perdue, on a bien vite oublié les exploits, accusé par l’éclat même de son action, d’avoir fait le jeu des bonapartistes, regardé avec méfiance par les républicains, obligé de retourner se faire oublier dans sa Savoie natale où il tourna la page et mena une autre la vie, mais comme le décida Tantine d’un ton sans réplique, « ce n’est pas là le lieu d’en parler. »
Tout ceci était bel et bon mais je ne voyais pas le lien entre la campagne militaire d’un Octave féru de chevaux, et l’appétence de grand-père pour ce tableau, même si la guerre se profilait en toile de fond. Rien ne me parlait de relations entre Octave et grand-père, aucun indice de connivence possible entre deux hommes qui avaient dû quand même se côtoyer, ne serait-ce que dans les réunions de famille…
Pourtant, un détail m’intrigua, quelques mots au dos de l’une des photos de Tantine, prise dans un lieu inconnu mais où l’on distinguait dans le fond des formes qui pourraient bien être celles du tableau. Ma conviction s’étaya quand, muni d’une loupe, les formes se précisèrent. Au dos de la photo, une main anonyme avait tracé ces mots : « L’instrument de guerre ». Ne me demandez pas pourquoi mais j’acquis alors la conviction qu’il s’agissait du titre du tableau, un titre qui devait rester secret, trait d’union entre les initiés, sans rapport apparent avec le sujet traité.
Œuvre volontairement sans titre ou titre effacé ? Par qui alors ? Autant de questions qui, je le savais, resteraient sans réponse.
Cheval effrayé selon Delacroix
Remords vains et bien tardifs, scrupules qui m’ont joué d’autres tours par la suite, comme quoi toute expérience ne porte pas forcément ses fruits.
Maintenant, après toutes ces années, je pourrais encore décrire le tableau dans ses moindres détails ; il me suffirait de fermer les yeux, de visualiser les contours, le dégradé des teintes vertes et marron dominantes pour en recomposer les éléments et l’économie générale. Si je savais dessiner et peindre, je pourrais en donner une reproduction parfaite. Fonction singulière que celle de la mémoire qui peut photographier un événement pour le restituer des années et des années après.
Grand-père, dernier rejeton d’une lignée malmenée par l’Histoire… Là réside peut-être le nœud de son secret mais ceci est une autre histoire comme dirait Tantine qui m’a donné quelques indices avec ses photos, m’a fait entrevoir la complexité d’Octave et l’inanité de mes recherches dont il manquera toujours quelques clefs essentielles.
Puzzle à trous marqué par l’absence de pièces maîtresses qui empêchent d’avoir une vue d’ensemble, quête de l’impossible dont la vie nous offre parfois des tours à sa façon.
La copie
J’en étais resté là de mon enquête sur le tableau de grand-père, celui que j’appelais désormais « L’instrument de guerre », accaparé par les mille et une futilités qui forment la vie quotidienne. Il était passé à l’arrière-plan comme le cheval sur la photo qui était allée rejoindre les autres photos de famille dans une boîte à souvenirs sur le chemin de l’oubli.
De temps en temps, j’allais passer un week-end aux beaux jours à Aix-les-Bains, ville d’eaux aux rites estivaux codifiés et surannés mais sympathiques, me balader dans les jardins aux grands arbres séculaires et aux bosquets plantureux, grimper par les ruelles étroites vers les grands hôtels Belle époque, témoins de la splendeur passée de la ville, transformés depuis en appartements pour curistes.
Aix-les-Bains, l'arc romain et le casino
Ce jour-là, j’assistais aux concerts qui se déroulaient autour du kiosque à musique, assis à l’une des terrasses des bistrots qui, l’été, occupaient une partie de la grand’place entre les bâtiments de la mairie et la rue des bains. J’aimais aussi aller fureter dans la petite boutique d’antiquités située en face du kiosque où, malgré son exiguïté, je découvrais toujours d’intéressantes curiosités. Et là, trônant en bonne place dans la vitrine, je vis « mon » tableau, « L’instrument de guerre » lui-même, exposé sans vergogne par un béotien qui avait osé mettre cette étiquette : « Œuvre anonyme du XIXe siècle ».
En proie à une sudation soudaine, me croyant victime d’une hallucination, je m’arrêtai net sur le trottoir d’en face, incrédule, bousculé par les gens qui comme moi, revenaient du concert, et finis par m’approcher de cet objet qui exerçait sur moi des effets contraires d’attraction et de répulsion. Rejet d’abord, me disant « non, c’est impossible, un faux ou une copie » puis intérêt, curiosité grandissante, me disant « il faut en avoir le cœur net et examiner au plus près l’objet en question ».
Je poussai timidement la porte qui entraîna une petite sonnette au son aigrelet, immédiatement entrepris par une vendeuse au sourire engageant mais inexperte qui, à mon grand désarroi, ne put répondre à aucune de mes questions. J’entrepris donc d’examiner l’objet plus avant et je vis tout de suite que ce n’était pas « le mien ». Les contours étaient moins fouillés, moins précis, les couleurs plus claires, plus artificielles. Bref, de près, ce n’était pas du tout « le mien ».
Pourtant, plusieurs indices, dont le cadre, réplique identique du « mien », me firent penser qu’il était de la même veine, sans doute de la même époque. Plusieurs tableaux durent être réalisés par des auteurs différents, peut-être même résultat d’une volonté collective des rares survivants du bataillon d’Octave, mon aïeul. Dans ce cas, ces œuvres rescapées des aléas des temps, seraient l’expression du ressenti d’hommes arrachés à leur quotidien pour être plongés dans la violence absolue et les affres de la guerre.
Loin de m’aider, cette découverte épaissit encore le mystère de ce tableau et surtout de l’attachement de mon grand-père.
Intrigué par l’irruption inattendue de cette nouvelle version de « L’instrument de guerre », je cuisinais mine de rien mon grand-oncle Eugène sur ce grand-père qu’il connaissait en tout cas mieux que moi. Et je glanais encore quelques indices qui, s’ils ne recouvraient pas les cases vides de mon puzzle, me donnaient à espérer. Mon grand-père s’était occupé de chevaux à la fin de la guerre en 1917 après qu’il eut été sérieusement blessé à une jambe, assez en tout cas pour ne pas remonter en première ligne, ce qui lui sauva probablement la vie. Il en gardera d’ailleurs une légère claudication qu’il arborait avec la fierté d’une légion d’honneur.
Il passa la dernière année de la guerre à panser de pauvres chevaux arrachés aux paysans, les rafistolant comme il pouvait pour que les plus vaillants puissent retourner au front, marmonnant parfois cette phrase qu’il rapporta à Eugène, un jour de commémoration propice aux confidences : « Les animaux ne sont pas responsables de la guerre. C’est indigne le traitement qu’on leur fait subir ». Plus tard, peu avant sa disparition, regardant « L’instrument de guerre » avec Eugène que le sujet du tableau avait aussi intrigué, il fit ce commentaire, d’une voix soude, comme à regret : « Plus je connais les hommes, plus j’aime mon chien » dont j’appris un jour par hasard qu’il s’agissait d’une citation de Jules Renard.
Marinette et Jules Renard en 1905
Sans que je l’eusse vraiment cherché, une petite partie du voile se déchirait enfin sur la mystérieuse relation entre le tableau et mon grand-père, sur ce sujet qui pour lui certainement, embrassait à travers la présence symbolique du cheval, de l’animal sacrifié, les deux guerres où les deux hommes, Octave et mon grand-père, avaient combattu.
Belle avancée qui n’était en fait qu’une hypothèse alléchante pour satisfaire ma soif de savoir. Mais malgré tout, je décidai finalement de tourner la page, de préserver cette part d’ombre que mon grand-père s’était délibérément ménagé, ne laissant personne y pénétrer, pas même ses intimes, pas même sa femme, ménageant ce flou qui nimbait son être, l’abandonnant à ce mystère qui lui appartenait puisqu’il l’avait voulu ainsi.
Le dessin d'Édouard Péricourt
Un jour, j’ai retrouvé un cheval de guerre dans le roman de Pierre Lemaître Au revoir là-haut, le
tragique destin d’un cheval dont seule la tête surgissait du néant d’une terre
labourée par les bombes.
.
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« Merci
mille fois pour la tête de cheval » écrit Albert Maillard à son ami Édouard,
grand blessé de guerre qui s’exprime uniquement à travers ses dessins. "Une tête de cheval", l’obsession d’Albert depuis qu’il l’a vue surgir
devant lui, enlisé, enterré vivant dans l’immense cratère d’obus où, sans l’obstination
désespérée d’Édouard, il aurait
péri, étouffé, recouvert de tombereaux de terre.
.
.
« Là,
poursuit-il dans sa lettre à Édouard,
je la trouve vraiment très bien, très expressive, les yeux globuleux comme tu
as fait, la bouche entrouverte. » Bien sûr, il ne connaîtra
jamais le nom de ce cheval dont il n’a vu que la tête, et ça le chagrine. Il aurait aimé lui donner un petit nom
familier comme à un ami, histoire de se sentir plus proche de lui, pour pouvoir
communier, pour se prouver que même en pleines ténèbres de la barbarie
guerrière, on pouvait malgré tout se sentir humain.
.
.
Pour Albert, c’est
« comme si j’avais besoin de lui donner un nom » pour, à travers ce
moment d’intimité létale du champ de bataille, pouvoir exprimer toute son
humanité. Édouard en avait dessiné
des têtes de cheval pour son ami Albert, mais aucune ne correspondait vraiment,
il ne parvenait pas à saisir les traits de la bête pétrifiée par la mort qui
frappe, à traduire l’image qu’Albert
avait gardée à l’esprit ; cette image qui si longtemps hanterait ses nuits.
.
.
Et puis à force d’épures, l’à-peu-près traquant la réalité,
il avait trouvé ce qu’Albert avait
en tête, qu’il brossait maladroitement, comme il pouvait avec ses pauvres mots,
la traduction, parfaite aux yeux d’Albert,
de son délire d’enterré vivant. Il en est
parfois ainsi de ces choses sans grande importance qui deviennent vitales,
comme le pain et l’eau, comme ces photos jaunies conservées jalousement,
trimballées partout. Ainsi en était-il d’Albert,
son bien le plus précieux.
Dessins de Vinci Vinci : tête de cheval
L’étincelle, le salut vint un jour à Édouard qui repensa, on ne sait pourquoi, à une tête de cheval à la sanguine, esquissée par Léonard de Vinci. Idée lumineuse dont le modelé épousait parfaitement le fantasme d’Albert. Quelle joie saisit Albert à la vue du dessin de son ami ! Une réussite parfaite, mais après cela, Édouard avait cessé de dessiner.
.
Quel drame avait aussi traversé le parcours de Grand-père
quand, avec son cheval attelé, il partait ravitailler les entrepôts, les "subsistances" qui desservaient ensuite
les unités du front montées en première ligne ? Mystère, on n'en saura
jamais rien. En ce sens, Grand-père ressemblait à Édouard qui avait cessé de dessiner, qui refusait d’évoquer cette
période de sa vie. Il avait décidé de verrouiller cette porte de sa vie et en
avait jeté la clef.
Ne restait de ce temps que cet énigmatique tableau placé dans la salle à manger qui se fondait dans cet environnement familier qui n’avait guère évolué au fil des années.Ce tableau qui m'avait tant intrigué et avait provoqué mes recherches.
La fin de Crazy Horse
Le 11 novembre 1918, on mourait encore à la guerre et, comme l’écrit Jim Fergus dans son roman Chrysis, ce jour-là Bogart Lambert dit Bogey jouait les estafettes sur le front de Somme près de la frontière belge.
« Où est passé Crazy Horse » demande brusquement Bogey après un long coma.
Le docteur est visiblement embarrassé, soucieux de ne pas révéler trop tôt de douloureux souvenirs et d’avouer la triste vérité. Mais rien qu’à l’expression que prit son visage, Bogey sut à quoi s’en tenir. La guerre lui avait appris à jauger un homme au premier regard.
Crazy Horse, son beau cheval avec lequel il avait traversé les États-Unis, du Colorado à New-York, puis l’Atlantique et bien des champs de bataille, son seul ami. Mais Crazy Horse avait mis un sabot sur une mine ou un obus encore actif et s’était volatilisé, évaporé dans la grisaille ambiante d’une matinée qui sentait la guerre et la désolation.
N’en restait que quelques éclats d’os vrillés dans le corps de Bogey, incrustés dans ses jambes.
N’en restait que des objets dérisoires – mais si précieux pour lui- qu’il retrouva plu tard : le mors de son cheval où pendaient encore quelques lambeaux de cuir effilochés, « l’un des ses éperons », une sacoche où il découvrit une médaille gagnée dans un rodéo, « une plume d’aigle porte-bonheur… » autant de preuves d’une réalité qui lui brisait le cœur.
Après un long séjour dans un hôpital écossais, aucun souvenir précis n’était resté gravé dans son esprit comme si la déflagration avait aussi soufflé fort ans sa tête et vidé sa mémoire. Une espèce d’amnésie, fruit de ce formidable sirocco qui l’avait fait changer de planète, l’avait en tout cas propulsé jusqu’en Écosse.
Il s’était alors produit, comme l’écrit Jim Fergus, « une énorme détonation qui retentit sous eux ; un immense nuage noir, mélange de fumée, de terre, d’éclats d’obus, de chair, de sang et d’os, obscurcit l’air… »
Crazy Horse, le beau cheval de guerre, le bel hongre gris pommelé, ne reverrait jamais son beau Colorado natal, sacrifié à la folie des hommes, vaporisé quelque part entre la France et la Belgique, sur la route de Mons.
Tout est dit, n’est-ce-pas, dans le temps suspendu entre la vie et la mort. Au-dessus d’eux, un corbeau croassa, « las de voir ce spectacle de la mort et de la folie humaine. » Crazy Horse s’était désincarné comme s’il n’avait jamais existé, dans un dernier hennissement de terreur. Et son alter ego, marqué à jamais dans le même sacrifice, hantait maintenant la salle à manger de grand-père… perdu dans les souvenirs qu’il ruminait parfois en jetant un œil chagrin sur cette peinture dérisoire à laquelle il tenait tant.
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Ne restait de ce temps que cet énigmatique tableau placé dans la salle à manger qui se fondait dans cet environnement familier qui n’avait guère évolué au fil des années.Ce tableau qui m'avait tant intrigué et avait provoqué mes recherches.
La fin de Crazy Horse
Le 11 novembre 1918, on mourait encore à la guerre et, comme l’écrit Jim Fergus dans son roman Chrysis, ce jour-là Bogart Lambert dit Bogey jouait les estafettes sur le front de Somme près de la frontière belge.
« Où est passé Crazy Horse » demande brusquement Bogey après un long coma.
Le docteur est visiblement embarrassé, soucieux de ne pas révéler trop tôt de douloureux souvenirs et d’avouer la triste vérité. Mais rien qu’à l’expression que prit son visage, Bogey sut à quoi s’en tenir. La guerre lui avait appris à jauger un homme au premier regard.
Crazy Horse, son beau cheval avec lequel il avait traversé les États-Unis, du Colorado à New-York, puis l’Atlantique et bien des champs de bataille, son seul ami. Mais Crazy Horse avait mis un sabot sur une mine ou un obus encore actif et s’était volatilisé, évaporé dans la grisaille ambiante d’une matinée qui sentait la guerre et la désolation.
N’en restait que quelques éclats d’os vrillés dans le corps de Bogey, incrustés dans ses jambes.
N’en restait que des objets dérisoires – mais si précieux pour lui- qu’il retrouva plu tard : le mors de son cheval où pendaient encore quelques lambeaux de cuir effilochés, « l’un des ses éperons », une sacoche où il découvrit une médaille gagnée dans un rodéo, « une plume d’aigle porte-bonheur… » autant de preuves d’une réalité qui lui brisait le cœur.
Après un long séjour dans un hôpital écossais, aucun souvenir précis n’était resté gravé dans son esprit comme si la déflagration avait aussi soufflé fort ans sa tête et vidé sa mémoire. Une espèce d’amnésie, fruit de ce formidable sirocco qui l’avait fait changer de planète, l’avait en tout cas propulsé jusqu’en Écosse.
Il s’était alors produit, comme l’écrit Jim Fergus, « une énorme détonation qui retentit sous eux ; un immense nuage noir, mélange de fumée, de terre, d’éclats d’obus, de chair, de sang et d’os, obscurcit l’air… »
Crazy Horse, le beau cheval de guerre, le bel hongre gris pommelé, ne reverrait jamais son beau Colorado natal, sacrifié à la folie des hommes, vaporisé quelque part entre la France et la Belgique, sur la route de Mons.
Tout est dit, n’est-ce-pas, dans le temps suspendu entre la vie et la mort. Au-dessus d’eux, un corbeau croassa, « las de voir ce spectacle de la mort et de la folie humaine. » Crazy Horse s’était désincarné comme s’il n’avait jamais existé, dans un dernier hennissement de terreur. Et son alter ego, marqué à jamais dans le même sacrifice, hantait maintenant la salle à manger de grand-père… perdu dans les souvenirs qu’il ruminait parfois en jetant un œil chagrin sur cette peinture dérisoire à laquelle il tenait tant.
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