vendredi 9 janvier 2015

Stendhal Lucien Leuwen

« Au dix-neuvième siècle, la démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant. »
Stendhal, préface à Lucien Leuwen du 21 octobre 1836.

1- Contexte socio-politique
Vous sommes à l'époque de la Monarchie de Juillet, le roi Charles X vient d’être chassé par la Révolution de Juillet 1830 et Louis-Philippe Ier, proclamé « roi des Français » mais bien entendu, détesté par les "ultras", Bourbons légitimistes.



Dans un Nancy fictif, Lucien Leuwen voudrait fréquenter le milieu légitimiste fait surtout d'anciens militaires aigris et fauchés, et une jeune veuve de 26 ans, Mme de Chasteller, une "carliste" déclarée. [1] Mais son côté républicain déplaît, ne serait-ce parce qu'il porte au revers de son uniforme la cocarde tricolore haïe de ce milieu qui espère rétablir la royauté et le drapeau blanc.  De plus, le système électoral basé sur un suffrage censitaire indirect facilite les intrigues et les fraudes électorales.

Sur fond d'histoire d'amour "impossible", Stendhal décrit les relations entre deux personnages que leur position sociale et leur mentalité opposent : Lucien Leuwen est un grand bourgeois plutôt républicain tandis que Mme de Chasteller est issue d'un milieu ultra-royaliste. À travers l'opposition entre ces deux milieux sociaux, Stendhal peint une micro société de gens désenchantés et exclus du pouvoir, les réactions de l'armée à toute tentative de libéralisation et la peur d'une contagion de type carbonariste dans les élites.

2- La trame romanesque
« L'auteur pense que, excepté pour la passion du héros, un roman doit être un MIROIR. »
Stendhal, préface à Lucien Leuwen du 2 août 1836.

Un jeune polytechnicien Lucien Leuwen est renvoyé de son école pour sympathie républicaine, soupçonné d'avoir trempé dans l’insurrection de 1834. [2] C'est grâce à son père, riche banquier parisien, qu'il est nommé lieutenant à Nancy, en fait une ville allemande dans l'esprit de Stendhal. Le jeune lieutenant n'a finalement guère d'atomes crochus ni avec les ultraroyalistes qui lui apparaissent des réactionnaires « fous, égoïstes et polis » et des républicains tournés vers l'avenir mais qu'il trouve aussi « fous, généreux et ennuyeux. »

  Les Orléans dans leur salon de réception

Stendhal greffe sur ce décor socio-politique, une histoire sentimentale entre  Lucien et une "ultra" nommée Madame de Chasteller. [3] L'intrigue se complique quand le docteur Du Poirier concocte un plan tordu pour décourager cet amour. Lucien finit par fuir cet univers où il étouffe et se réfugie à Paris auprès de sa mère.

Son père réussit alors à le faire nommer secrétaire du ministre de l’intérieur, Monsieur de Vaize. De ce fait, il est mêlé aux manœuvres électorales, au truquages des élections législatives en Normandie, constate les faiblesses du pouvoir préfectoral et échoue à faire élire un ultra opposé au républicain qui sera élu. Cependant son père est élu député monarchiste, défend son fils dans un discours à la tribune, sachant qu'il n'a en définitive fort peu de pouvoir et mourra ruiné. Une nouvelle relation amoureuse se noue entre Lucien et une femme Madame Grandet qui veut simplement l'utiliser avant de succomber à son charme. Mais Lucien n'en a cure et décide d'aller s'établir à Rome.
Ainsi se termine le récit de ce roman inachevé.

Inachevé certes car M. Beyle, consul de France à Civitavecchia, c’est-à-dire employé du pouvoir, ne pouvait guère se permettre de publier, c'est-à-dire de mettre sur la place publique, les « friponneries » des ministres de ce régime qu'il est bien, quelque part obligé de ménager... [4]

3- Genèse et commentaire critique
Le 10 février 1835, Stendhal trace ainsi le plan de son roman :
 « Livre I. – La vie de province parmi les gens les plus riches qui l'habitent. Ils haïssent, ils ont peur, leur malheur vient de là.
« Livre II. – Amour passionné suivi d'une brouille fort raisonnable en apparence. Le héros a si peu de vanité qu'il ne prend pas sa maîtresse en grippe. Il se réfugie à Paris.
« Livre III. – Son père veut le marier. Vie de Paris parmi la haute banque, la Chambre des Députés et les ministres.
« Livre IV. – Vie de ce qu'il y a de plus noble et de plus riche parmi les Français qui vivent hors de France. Dénouement. »
 Mais en avril, il pense que l'ensemble est trop lourd :  « Je supprime le troisième volume, par la raison que ce n'est que dans la première chaleur de la jeunesse et de l'amour que l'on peut avaler une exposition et de nouveaux personnages. Arrivé à un certain âge, cela est impossible. Ainsi donc, plus de duchesse de Saint-Mégrin et de troisième volume. Cela fera un autre roman. »

Ce qui est certain, c'est que le roman devait  se terminer par leur mariage. Cette idée, il l'exprime plusieurs fois dans ses notes comme dans celle-ci : « Plan pour la fin. – Madame de Chasteller se fait épouser, Leuwen croyant qu'elle a fait un enfant. À Paris, après la noce : « Tu es à moi, lui dit-elle en le couvrant de baisers. Pars pour Nancy. Tout de suite, monsieur, tout de suite ! Tu sais malheureusement combien mon père me hait. Interroge-le, interroge tout le monde. Et écris-moi. Quand tes lettres montreront la conviction (et tu sais que je suis bon juge), alors tu reviendras, mais seulement alors. Je saurai fort bien distinguer la philosophie d'un homme de bon sens qui pardonne une erreur antérieure à son bail, ou l'impatience de l'amour que tu as naturellement pour moi, de la conviction sincère de ce cœur que j'adore. » Leuwen revint au bout de huit jours. – Fin du roman. » [5]

Stendhal se rappelant son passé, mesure le chemin parcouru, inscrivant dans la marge de son manuscrit cette exclamation désabusée : « Quelle différence, his life in Civita-Vecchia and his life rue d'Angivillier, au café de Rouen ! 1803 et 1835 ! Tout était pour l'esprit en 1803. »

À la différence de ses deux autres grands romans- Le Rouge et le Noir puis son anecdote de la Gazette des Tribunaux, la Chartreuse de Parme emprunte son thème à une vieille chronique italienne qu'on connaît- on possède une documentation touffue sur toute la genèse de Lucien Leuwen. Lors d'un congé à Paris en 1833, son amie madame Gaulthier sollicita ses conseils et lui confia le manuscrit d'un roman intitulé Le Lieutenant et cette lecture lui don na envie de traiter ce même sujet. Stendhal avait prévu un grand roman d'amour à épisodes mêlé à cette histoire morale de la société de son temps qu'il avait déjà évoquée dans Le Rouge et le Noir et qu'il poursuivra ensuite avec Lamiel. Pendant un an, du 5 juin 1834 au 28 avril 1835, il travailla sur son sujet, reprenant avec quelques son thème général. 

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Le côté romanesque, c'est l'initiation d'un cœur innocent, c'est la naissance hésitante et troublante, au-delà des préjugés de classe, d’une tendre flamme d'un amour courtois auquel Lucien se donne totalement, à cette femme élevée jusqu'à l'idéal. Le côté socio-politique, c'est l’envers du décor d'un texte qui pénètre profondément dans les rouages de la Monarchie de Juillet marquée les délits d’initiés et les élections truquées où l’argent et la "coquinerie" dominent.

Le côté style, c'est d'abord sa stratégie de partir du centre pour aller par touches successives, à travers mille difficultés, vers la périphérie, voulant que Lucien Leuwen soit un roman« bien plus intelligible » que Le Rouge et le Noir. II bâtit l'ossature sur laquelle viendra se greffer la chair, que la peau va peu à peu recouvrir. Au début, remarque-t-il,  « tous les clairs et toutes les ombres étaient forcés ; je peignais sur un fond blanc. » Au fil des réécritures, son style s'affine et il enfin écrire : « Maintenant que le fond est fait, le même effet est produit par les plus légères nuances ». Pour se faire comprendre, il se réfère à la musique, greffant sur son intrigue amoureuse tout ce qui viendra l'encombrer, en retarder la jouissance, « comme dans une symphonie, Haydn retarde la conclusion de la phrase. »

Notes et références
[1] Une "carliste" est une partisane de Charles X, alors en exil à Prague
[2] La rue Transnonain fut le théâtre d'une répression sanglante lors d'une insurrection populaire le 14 avril 1834 sous le règne de Louis-Philippe Ier.qui prenait le relais d'un mouvement qui avait éclaté parmi les ouvriers lyonnais -les canuts- du 9 au 12 avril et écrasée par l'action de Thiers
[3] La passion de Lucien pour Bathilde de Chasteller  est calquée sur celle qu'Henry Beyle éprouva pour Mathilde Dembowski à Milan environ les années 1818 à 1821. Celle que Stendhal appelait Métilde est parfois désignée par son nom de jeune fille Mathilde Viscontini. (voir aussi mon article intitulé Stendhal et la découverte de l'Italie)
[4] « Si la police rend imprudente la publication, on attendra dix ans » écrit-il dans la préface de Lucien Leuwen du 2 août 1836.
[5] Certains, comme Jean Lacouture dans "Stendhal le bonheur vagabond" (pages 186 et 190) défendent l'idée que sa nouvelle "Une position sociale" constituait une ébauche pour la troisième partie de Lucien Leuwen.

Voir l'ensemble de mes fiches sur Stendhal :
* Stendhal, « Un européen absolu »
* Stendhal et La découverte de l'Italie  --  Stendhal et La campagne de Russie -- 
* Stendhal : Armance -- Stendhal : Lamiel  --  Stendhal : Lucien Leuwen
* Stendhal consul à Civitavecchia  --  Stendhal : Mémoires d'un touriste
* Vie de Henri Brulard  --  Stendhal à Lyon, C. Broussas 

Références bibliographiques
* Vie de Henry Brulard et Souvenirs d'égotisme, œuvres autobiographiques inachevées centrées pour le premier sur son enfance et le second  sur sa vie à Paris entre 1821 et 1830.
* Jean Goldzink, "Stendhal l'Italie au cœur", Gallimard, "Découvertes", 1992
* Texte intégral de Lucien Leuwen

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