lundi 14 septembre 2015

Expériences et réalité (JP 8)

 GUSCO


« Le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà. » Roger Vailland, Bon pied bon œil 



La banlieue, c’est une espèce de zone informe, un no man’s land pas fait pour y vivre. Mais paradoxalement, c’est là qu’on entasse des tas de gens justement pour y vivre ou « pour y survivre » dirait encore Bernard avec le ton grinçant qu’il prend pour signifier que ça le dégoûte, que « c’est pas digne d’une société avancée comme la nôtre »… Sur le fond, on est d’accord bien sûr mais on tente quand même de changer de sujet parce qu’on connaît l’antienne.
Et qu’on ne veut pas coucher là-dessus.

Le bâtiment de l’entreprise qu’on va visiter n’a rien d’original. Gros cube d’une laideur qui ne tranche pas vraiment avec ses voisins dans la zone d’activités où nous avons tourné et retourné avant de trouver notre point de chute. La banlieue, que ce soit les zones d’activités ou d’habitation, ça se ressemble tout. Comme son nom l’indique, c’est "la zone". Ici, la notion de commune n’a plus de sens, on navigue dans des rues tracées au cordeau et bordées de cubes, des gros, des petits, des rase-mottes, des "tout droits" en hauteur qui veulent bouffer le ciel… Un vrai cours de géométrie. Les types ici doivent tous être des super matheux… ils vivent dedans.

Avec ce type d’architecture, je m’attendais plutôt à des noms de rues adaptés du genre avenue Pythagore, boulevard Thalès, en harmonie avec l’environnement… mais non, ils ont décidé de faire classique avec des rues de la république, rue Victor Hugo, avenue Émile Zola, rocade Jean Jaurès, ah ! pour changer un peu, un boulevard Lénine  

On se gare peinards sur un parking immense planté de tilleuls rachitiques qui ne risquent pas de faire beaucoup d’ombre.  Heureuse surprise à l’intérieur du bâtiment, le vaste hall en arc de cercle est accueillant, largement ouvert sur des bosquets de buis et de cotonesters, des massifs de fleurs tenus au cordeau, plantés devant l’entrée, peut-être un truc  pour cacher l’aspect plan courant peu engageant de l’ensemble. 

La rampe d’escaliers de l’entrée supporte tout un tas de géraniums dont certains pendent jusqu’au sol. Pour rendre le hall d’accueil encore plus pimpant (il me semble, mais allez savoir), ils ont piqueté un peu partout des tableaux hyper moderne (enfin, des reproductions)  pleins de couleurs et de formes géométriques (encore !) et d’autres au fond, plus surréalistes mais tout aussi colorés. 

À l’intérieur, une espèce de guérite plaque tournante contrôle tout le rez-de-chaussée. Rien ne peut échapper à l’hôtesse qui y trône et nous refile un badge avec un large sourire de circonstance. « Je vous laisse à ma collègue qui va vous conduire. » Voix mielleuse et nouveau sourire appuyé. A force de sourire à tout bout de champ, elle finira sa vie pleine de rides. Une autre fille tout aussi accueillante dans un costume tout aussi seyant nous guide dans le dédale des couloirs où, vu leur exiguïté, on se range en file indienne.

Le bureau du responsable, monsieur Georges Rinaldi (c’est écrit sur la porte) est d’une banalité désespérante mais l’homme d’un abord agréable.
Chemise ouverte à petites rayures, genre jeune cadre dynamique décontracté (ce qu’il est et s’en glorifie), Georges (appelez-moi Georges, on se tutoie tous ici) nous accueille avec le café traditionnel (d’ailleurs excellent, ce qui est rare). 

Il sait détendre l’atmosphère, il sait sourire lui aussi (décidément, ce doit être la marque de l’entreprise) et même abréger son discours, changeant de sujet quand il sent qu’il devient rasoir. 

Il a dû suivre des tas de stages de communication. Son style sent le gourou pédago des grandes écoles qui dictent le comportement des fameux "jeunes cadres dynamiques" et a tendance à essaimer. Sur le fond, il faut voir.

Bernard fait la moue, on échange un regard interrogateur, surpris par le conformisme bon enfant du lieu, ce qu’on trouve maintenant dans toute entreprise "dynamique" du tertiaire. Pas vraiment le phalanstère du père Fourier. En tout cas, mieux que le travail à la  chaîne et les petits chefs garde-chiourme.

Notre visite sur ce site est "intéressée"; ou plus exactement, il nous intéresse particulièrement. Le groupe de l’Union des Services coopératifs ou GUSCO est notre première étude sur le terrain pour alimenter la réflexion du Centre de sociologie alternative sur l’évolution du mouvement coopératif et ses limites.  

Présentation succincte de monsieur Georges Rinaldi.
« Le GUSCO, créé en 1964 est une des plus anciennes sociétés coopératives françaises qui intervient surtout comme intermédiaire dans les offres de services du secteur social. »

Dit de cette façon, ça ne nous parlait pas vraiment mais Georges -aussi sympa que ses hôtesses – nous précisa en pédagogue amateur, ce qu’était l’ingénierie sociale, ce qui nous laissa de marbre. 

- Heu… Georges, pourriez-vous être un peu plus concret, nous parler de vos réalisations ?

- Eh bien, le GUSCO s’occupe entre autres de la gestion de titres à caractère culturel et social, ainsi que des services à la personne et aux entreprises. Par exemple, on intervient dans les processus d’automatisation des associations et des petites entreprises ou dans la mise au point d’outils de management de la performance sociale de l’entreprise dans des actions tripartites entre la direction, les syndicats et nous-mêmes comme maîtres d’œuvre.


Bien gentil tout ça mais pas vraiment dans nos objectifs. Ce qui nous intéressait surtout, c’était de comprendre comment faire cohabiter une société coopérative, et d’une façon plus générale le secteur non marchand, avec les contraintes (« le diktat » disait Bernard)  du marché. Deux univers a priori incompatibles. Ce qui ne semblait pas préoccuper Georges outre mesure.

Le reste de sa présentation fut assez décevant : que la société ait une politique sociale d’avant-garde est tout à son honneur, qu’elle soit passée du statut de coopérative de consommation à celui de coopérative de production passe encore mais ses explications sur les différentes formes juridiques des sociétés coopératives et leur comparaison nous laissèrent indifférents.

Sentant l’ambiance retomber, Georges nous emmena visiter les locaux.  Dans l’ensemble, les bureaux que nous visitâmes étaient spacieux et agréables, mais plutôt semblables à bien d’autres bureaux. Georges nous assura qu’en réalité, c’était plus subtil : des bureaux à géométrie variable façonnés par des cloisons mobiles, modifiables à volonté selon la configuration des groupes de conception formés selon les projets, des aires de détente ménagées ici ou là pour discuter ou penser à autre chose, « c’est dans des discussions à bâton rompu que sont nées quelques-unes des idées les plus productives » précisa-t-il, très fier de son organisation.
« Chez nous, pas de structures rigides,  tout le monde finit par travailler avec tout le monde selon les  reconfigurent nécessitées par les demandes des clients. On appelle ça une organisation réseau. »

- Et pour ce qui est des statuts, vous pratiquez comment ? demanda June qui jusque-là n’avait pas ouvert la bouche.

Georges aurait sans doute aimé développer son sujet préféré mais il s’empressa de donner satisfaction à June. Si l’entreprise avait pris la forme d’une coopérative de production depuis plusieurs années, elle avait préféré la forme d’une association loi 1901 pour son action sociale et la fondation pour aider à la naissance de nouvelles structures coopératives.  Cette formule avait aussi pour avantage de permettre l’appel à la générosité du public ce qui leur ouvrait de nouveaux horizons.

Beau florilège de possibilités qui permettait d’évaluer l’articulation de ces différentes solutions et de comparer leur intérêt. 

A la sortie, nous eûmes droit aux mêmes sourires engageants qu’à notre arrivée.

La scierie coopérative du Limousin
« Une atmosphère de "mysticisme social", de tendresse et de fureur. » Jules Michelet 

À nos pieds, la sapinière s’étend à perte de vue jusqu’aux confins de la Combraille à travers un moutonnement qui frissonne dans la fraîcheur d’un matin clair. Contraste, et même le contraire de la banlieue que nous avons quittée le mois précédent. Bernard est à son affaire dans ce paysage de montagnes et de forêts, il aime se promener parmi les fougères, la bruyère, les genets et les épineux, nommer les différentes essences de conifères que l’on rencontre ; pour Jean-Paul, homme de la ville sujet aux allergies, c’est tout autre chose et il se demande comment on peut vivre ici en plein hiver, quand les touristes sont partis et qu’on est confronté pendant des mois aux rigueurs du climat.

Côté humain, on ne se marche pas sur les pieds. Il doit y avoir par ici plus d'arbres que d'habitants. Pas étonnant qu'on aille visiter une scierie. Plus exactement,  la Scoli, La Scierie coopérative de Limousin qui utilise les ressources locales, surtout le mélèze, pour les valoriser, pour fabriquer des revêtements et des maisons de bois en profitant de la vague écologique. Et en ce moment, les circonstances sont favorables.

Devant nous, la route serpente entre les épicéas, les mélèzes et les pins Douglas pour grimper jusqu’au plateau de Millevaches.

Le village à flanc de coteau colle à la montagne, tout en rues escarpées, regroupé autour d’une rue centrale qui semble ne mener nulle part. Rien ne permet de deviner qu’on y trouve une entreprise modèle d’innovation (et de réussite) dans le domaine coopératif. Juste avant d’arriver, j’ai relu l’article de journal qui vante « le patient ciselage du "travailler autrement" », relate cette expérience en mettant l’accent sur ses aspects les plus spectaculaires : les ouvriers tirent leur PDG au sort et perçoivent tous le même salaire.

Une hérésie qui ne devrait pas être permise ! Et surtout très mauvais exemple, des fois que ça donne des idées aux autres. Finies les hiérarchies rigides, les grands chefs qui vivent sur leur planète, les petits chefs qui vous bouffent la vie, les moyens chefs qui briment les petits chefs pour exister. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes de l’entreprise. En tout cas, jolie carte de visite pour ce modèle socio-économique atypique (et qui l’assume).
On est tout excités, impatients d’entrer dans le vif du sujet.


Plutôt pimpante Ondine Tavel la PDG fraîchement nommée qui nous accueille sur le seuil de l’entreprise. Large sourire mais naturel, sans ostentation. Elle est d’ici, fille d’éleveurs comme la plupart des gens de l’entreprise, contents de pouvoir "travailler au terroir", fiers de participer à une expérience unique en son genre. Nous sommes d’autant plus impatients de recueillir son témoignage sur cette expérience qui s’est installée peu à peu dans le temps, qui a traversé bien des aléas et continue son bonhomme de chemin malgré la crise. Expérience vraiment singulière d’un capitalisme ouvrier exemplaire et, au-delà de cette expression très oxymorique, fier de ses particularités.

C’est l’objet de sa présentation : « On pourrait croire, et c’est bien naturel, que capitalisme et monde ouvrier sont incompatibles et je dois reconnaître que c’est souvent le cas. Mariage contre nature dirait-on, et c’est bien cette mécanique que, par notre exemple, nous voulons remettre en cause, montrer qu’elle n’est pas inéluctable. À certaines conditions, bien entendu ! »

Elle sait faire partager son enthousiasme et vend très bien son image mais ce qu’on voulait d’abord, c’est savoir pourquoi ce choix de Sapo, de "société anonyme à participation ouvrière". On anticipait à peine.

« On peut penser, reprit-elle, que nous sommes encore dans le dilemme entre une société dont on souligne le caractère anonyme, qui aurait donc quelque chose à cacher et le monde ouvrier exploité par cet autre  monde opaque. Notre choix est bien de dépasser cette contradiction. Dans cet esprit, avec une telle structure, on peut fonctionner avec des actionnaires-salariés tout en bénéficiant des avantages liés aux sociétés anonymes. Ceci n’empêche nullement que  des salariés acquièrent des actions nominatives de capital pour pouvoir si nécessaire contribuer au contrôle de leur entreprise. 

Elle nous parla polyvalence et souplesse, des hommes qui s’accomplissent dans leur travail, qui évitent l’usure de la routine par les permutations, les changements de poste, qui peuvent concilier vie familiale et vie professionnelle. Elle nous parla engagement et motivation, cette capacité de l’individu à s’engager, d’être bien dans sa tête et dans son entreprise, « j’ai remarqué que plus on parle de motivation, moins on la pratique, ce qui profite à beaucoup mais déplace la question vers l’application de techniques, ce qui est un non-sens ».

Elle parla aussi –« sans langue de bois » précisa-t-elle- avec cette petite flamme qui traduisait son engagement, de l’autogestion et ses difficultés d’application, des  inévitables conflits de personnes, des réunions parfois houleuses, des procédures mises en place pour assurer une prise de décision, de la façon de gérer l’ensemble et de faire en sorte de conserver une bonne cohésion des équipes. Des préoccupations communes à beaucoup d’entreprises, même si la Scoli avait à cœur de développer des solutions originales.

Cette fois, June est du voyage. Sa curiosité l’a emporté sur sa froideur à l’annonce de la création de notre Centre de sociologie alternative. D’où son refus de participer à la visite du Gusco. Mais depuis, et sans doute aussi parce qu’elle a appris la présence de Jean Saltin dans notre groupe d’étude, ce qui l’a intriguée et ce qu’elle n’apprécie guère, elle a décidé de se joindre à notre groupe. Jean Saltin parmi nous, c’est l’assurance d’une minorité représentée mais aussi le danger d’une opposition systématique. Ce qui ne va sans doute pas faciliter les discussions.

Début d’après-midi bucolique. On fait une halte à l’écart du village, dans un champ en partie ombragé par des bouquets de conifères qui abritent de grandes fougères au feuillage ourlé de dentelle, qui ouvre sur la magnifique perspective du lac de Vassivières. On aperçoit au loin les bateaux qui sillonnent la partie la plus étroite du lac, sur sa partie est, ses rives découpées et ses criques échancrées qui vont de la presqu’île en contrebas avec sa base nautique jusqu’à la rive opposée au-delà du village de Royère. Le silence n’est rompu que par les bruits familiers de la forêt et parfois un meuglement venant du pré voisin. Spectacle champêtre et romantique dont on apprécie le charme apaisant, le genre d’images récurrentes qui ont toujours eu tendance à polluer la littérature.

Retour dans la ScoliOndine Tavel nous attend. Les locaux sont spacieux mais très bruyants (pour nous en tout cas). Ça nous change des bruissements des bureaux et des salles informatiques du Gusco.Ici, les grosses machines aux lames acérées qui débardent puis débitent les troncs d’arbres vrillent l’atmosphère à intervalles réguliers quand les dents attaquent les grumeaux écorcés, là-bas une machine si haute qu’elle touche presque le fait de l’atelier tranche les grumeaux en autant de planches déposées en strates sur un tapis mécanique. Seul  le bureau d’études offre un calme auditif reposant où nous pouvons enfin commenter la visite avec Ondine Tavel et quelques collaborateurs qui nous accompagnent.

Ainsi, conclut Ondine Tavel, « un modèle comme le nôtre peut vivre, et même bien vivre, dans un environnement capitaliste… même avec les contraintes, même avec une polyvalence limitée par l’expertise et le savoir-faire. » Avec toujours cette pudeur à s'ériger en modèle : « Notre propos n’est pas de donner des leçons aux autres. Mais d’agir sur nos propres vies. Et de prouver quand même que oui, ça existe, c'est possible et que ça marche... »

Certes, à la Scoli, ils ont instauré un certain rapport au travail, inconnu des entreprises privées, ils ont aussi instauré des relations de confiance avec leurs clients, développé une filière écologique de constructions en bois qui préservent l’environnement mais pour nous il manque encore la strate d’intégration, maîtriser le circuit du bois par exemple et se donner les moyens d’être libre, en particulier de son financement. 

Alain Kardec

 « Des artistes qui tissent leurs rêves avec leur soie »

Le lendemain, tout le monde s’empressa de rejoindre Limoges pour ne pas manquer le train de Paris, sauf Bernard qui devait regagner son cher Jura pour un court séjour. La Gare des Bénédictins qui mélangeait harmonieusement les styles art déco et néo classique, dressait son haut campanile sur le Champ de juillet, une vaste esplanade arborée qui menait au centre ville. 

Quant à moi, Alain Kardec le délégué syndical de la Scoli –contre pouvoir vigilant et sourcilleux de la coopérative-, m’avait proposé de rester un jour ou deux pour discuter et visiter un peu le coin. Après le départ de Bernard, on se balada sur l’esplanade en évoquant les conséquences des reconfigurations de l’industrie porcelainière.

On fit un crochet pour aller admirer le dernier exemple de la grande époque, le four des Caseaux où on pouvait découvrir les mystères de l’art de la porcelaine et voir en pleine action de vrais artistes décorer plats, assiettes, vases et menus objets de la table, suivre l’évolution des modes et des techniques. De ces ateliers où l’artisanat d’art signifie encore quelque chose.

Limoges m’intriguait par son passé ouvrier, les luttes emblématiques qui avaient émaillées (sans jeu de mot) les relations entre les porcelainiers et leurs ouvriers, ou plutôt leurs ouvrières car le personnel comptait beaucoup de femmes dans ses effectifs. Des femmes combattives qui ne se laissaient pas impressionner, imposer n’importe quel diktat par leur direction, n’hésitant pas à recourir à la grève pour tenter de lutter contre le pouvoir patronal et d’améliorer conditions de travail et de salaire.
Rude épreuve.

Combat exemplaire aussi dont Alain Kardec me conta les péripéties… et les déboires.  Lors de chaque crise –et l’industrie de la porcelaine en connut plusieurs- les patrons en profitaient pour licencier et menacer les autres du même sort pour baisser le salaire horaire. En gros, quand les affaires marchaient bien, ils s’en mettaient plein les poches sans penser au lendemain et quand les choses se compliquaient, ils tentaient de faire payer la casse aux ouvrières pour sauvegarder l’essentiel de leurs marges. 

Tactique pas très futée mais efficace. En période de vaches grasses, on se laisse aller à la facilité en laissant filer juste assez les salaires pour gagner la paix sociale à peu de frais et en période de vaches maigres, on "dégraisse", autrement dit on fait payer aux salariés le prix de la crise. Mais dans la porcelaine, on avait bien compris le processus du gagnant-perdant et la non violence n’était pas vraiment à l’ordre du jour dans les relations avec le patronat.
À ce jeu, les ouvrières n’avaient gagné que quelques batailles sans jamais avoir découvert la pierre philosophale de la lutte de classes. 

Toutes les tentatives faites par le personnel pour créer et pérenniser une coopérative  furent vouées à l’échec par le cartel de la porcelaine qui asphyxiait financièrement la nouvelle coopérative en l’empêchant de se développer avant qu’elle n’atteigne une taille critique qui lui aurait permis de dégager un "coussin financier" assez important pour amortir les périodes difficiles.
Là était bien notre problème.

Retour du côté de Millevaches. De Limoges, on remonte par le chemin des écoliers. Pays de forêts. Alain roule entre deux futaies d’épicéas qui coupaient l’horizon quand on quitte la vallée de la Vienne pour rejoindre le cours de la Maulde. Les villages apparaissent comme des clairières qui se détachent dans un fonds de teintes vertes, tableau impressionniste avec d’un côté des épicéas et des mélèzes, d’un autre côté des châtaigniers et surtout des hêtres.*

La rivière est basse en cette saison, atteignant probablement son étiage. Son courant languissant ruisselle entre les pierres anguleuses qui affleurent. Les branches de saules et de noisetiers qui couvrent la rive d’un côté, qui pendaient au printemps au-dessus de l’eau du bout de leurs rameaux, exhibent aujourd’hui leurs lourds bourgeons prêts à  éclater.

- Attends, murmura Alain Kardec tu verras les talents cachés d’un fils de paysan du Limousin.

Il quitta ses chaussures, remonta au maximum les pans de son pantalon et entra lentement dans l’eau limpide. Avec d’infinies précautions, il se pencha au-dessus de l’eau, puis avança à pas de loup soulevant petit à petit une grande pierre plate d’une main et de l’autre, fourrageant sans bruit dans les graviers du fond. D’un coup sec du poignet, il tira de l’eau claire une truite magnifique, pas très grosse certes, mais vigoureuse, aux reflets mordorés dans les quelques rayons de soleil filtrés par le feuillage des arbres.

Alain Kardec  la sortit de l’eau pour me faire admirer sa prise. « Regarde, regarde bien sa robe gris cendré qui s’assombrit peu à peu vers la queue, constellées de petites ocelles jaune et or. »

Presque tout de suite, il la remit doucement à l’eau en la maintenant à peine entre ses mains. Un bref instant immobile, elle frétilla soudain et, d’un coup de queue, disparut dans la courant.

-  Ainsi, tu pêches –si ta technique s’apparente à de la pêche- pour le plaisir, uniquement pour le plaisir du geste et de l’acte gratuit.

- Pour le plaisir du sport mon cher, un genre de sport que j’ai connu et pratiqué tout jeune. Et crois-moi, ça n’avait alors rien d’un acte gratuit.

- Par définition, l’acte gratuit est un luxe.

- Exactement. Ma famille, comme beaucoup d’autres familles du village, ne pouvait s’offrir ce luxe. Mon père m’apprit très vite l’approche, les gestes pour piéger les proies  dans les trous d’eau et participer ainsi à la subsistance de la famille. L’aisance, sinon le luxe, a au moins la vertu de préserver des contraintes les plus déplaisantes de la vie, de celles qui peuvent être vécues comme une humiliation. Je n’aime pas trop en parler.

- Moi non plus figure-toi. Il me semble que les expériences, surtout celles de la prime jeunesse, sont si intimes, qu’elles révèlent une part trop importante de soi. « Montrer son cœur ou son cul, c’est pareil » chantait Georges Brassens. Mais paradoxalement, même si nos chemins furent différents, nous avons posé le même œil sur la société, avec cette conviction chevillée au corps que donner un sens à sa vie, c’est s’engager, donner aux autres. Au-delà de toute analyse.
L’esprit, ça vient après le cœur.

- En fait, je serais plutôt une exception. J’ai rencontré dans le mouvement beaucoup plus de fils de la bourgeoisie que de fils de véritables prolétaires, ouvriers ou paysans, ceux qui savent ce que bossent de ses mains veut dire.

- Je me revois dans mon enfance –vers mes huit-dix ans sans doute- le nez à la vitre de la grande villa qu’on avait louée après la mutation de mon père à Reims. Déraciné et assez seul, je regardais avec envie les jeunes gens de l’usine voisine qui passaient devant la maison en plaisantant, en riant, après leur dure journée de travail. Enfin, d’après l’idée que je m’en faisais… Malgré leur vie difficile que trahissaient leurs bleus douteux et leurs blousons élimés, ils avaient l’air heureux, attendant parfois les jeunes vendeuses du supermarché voisin et ils passaient devant moi sans savoir que je les regardais, que je les enviais, en discutant, le verbe haut, le geste ample, en se taquinant, me laissant découvrit un monde qui m’était inconnu et que mon imagination enjolivait. 

- Une histoire personnelle est toujours compliquée, beaucoup moins lisse que souvent elle paraît. Mon père ne connaissait rien à la terre. Un homme secret, rarement présent, que j’ai peu connu, pacifiste convaincu et membre de l’Internationale ouvrière. Ma mère n’est pas cette paysanne un peu renfermée qui vit à l’écart du village mais une parisienne d’une famille déclassée qui a beaucoup bourlingué avant d’échouer ici, dans cette ferme délabrée, reliquat des  splendeurs passées. En fait, je sais qu’elle héberge des copains de mon père, plus ou moins en délicatesse avec le pouvoir.

- Les parcours sont rarement simples et lisses. « On ne pas ce qu’il se passe derrière les persiennes » disait parfois ma mère en faisant allusion à voisins ou des gens du quartier. Ce qui est sûr, c’est que l’éducation est fondamentale dans la formation de l’enfant et ce que je vois parfois me révolte. Pour moi, c’est la pire des injustices.

- Exactement. C’est bien ce sentiment d’injustice qui mène à la colère et à la révolte. Je suis comme toi, mu par  un sens aigu de mes droits, bien déterminé à réclamer justice. Je considère certaines injustices comme des attaques personnelles, des trucs que subissent les enfants et qui ont le don de me mettre en rogne.

- J’en connais un autre qui est comme toi, qui pique des colères face à l’inadmissible. Le grand Bernard qu’on a accompagné à la gare des Bénédictins ce matin, il démarre au quart de tour. Voilà quelques années, sur un coup de tête –ou plutôt un coup de sang- il est parti, comme ça du jour au lendemain, aider des enfants réfugiés, au bout du monde, quelque part en Asie, remuant des montagnes, écrivant des articles, donnant des interviews, des conférences pour récupérer du fric.  

Il partit d’un grand rire. « Ça fait plaisir de ne pas se sentir seul… Tu lui feras mes amitiés quand u le reverras. »
Il me saisit par le bras et me fit signe d’avancer, un doigt sur les lèvres. « Viens, viens, approche-toi de l’eau tout doucement, en silence… » Il se baissa en me désignant un endroit près d’un grand saule pleureur : « Regarde bien la tache sombre qui sinue à l’écart du courant, près de l’autre rive, à demi cachée par la grosse souche qui plonge dans l’eau. »

- Belle truite n’est-ce pas ? Je viens parfois la voir quand j’ai le spleen, que je me sens vide. La dernière fois, très tôt un samedi matin, des lambeaux de brume traînaient encore au-dessus de l’eau, elle se tenait tout près de la surface, j’eus juste le temps de l’apercevoir qu’elle dut sentir ma présence et d’un coup disparut dans le fonds de berge.

- Ma parole, on dirait Moby Dick ta truite !
Nouvel éclat de rire d’Alain.

- En modèle réduit alors !

- Sais-tu cher Alain, que j’ai connu une nana incroyable, un peu comme ta truite, fière amazone qui décampait quand elle sentait qu’elle allait s’attacher. Sauvage et craintive.  Je l’ai connue à Lyon dans un bowling. Elle venait d’un village près de Lons-le-Saunier du côté de chez Bernard. Elle s’appelait Frédérique mais nous, on l’avait surnommé "la truite".
 

Si un jour tu rends visite à Bernard dans son antre jurassien, vous pourrez parler truites tous les deux, c’est un spécialiste.

La vie édifiante du lyonnais Joseph Benoît

« L’ordre se nourrit des êtres humains, il les consomme et les broie. » Jean-Christophe Rufin, Le collier rouge

« Nous honorons aujourd’hui la mémoire de Joseph Benoît, fondateur du premier club révolutionnaire lyonnais et élu député ouvrier aux élections de 1848, celui qui est considéré comme le premier député ouvrier, représentant au parlement du peuple de gauche.
Oui mes chers amis, c’était l’époque de la République, l’instauration de la démocratie même si elle connut une courte existence. Disciple de Joseph Proudhon et de Flora Tristan, arrêté et banni par Badinguet après le coup d’état du 2 décembre, il en profita pour rédiger ses mémoires, Les Confessions d’un prolétaire, qui retracent une expérience unique.
Une bible, mes amis. NOTRE bible. 


Une œuvre vraiment magnifique qu’on devrait lire et relire, dont on devrait s’inspirer, celle d’un esprit lucide et éclairé pour qui la justice sociale et la liberté furent les axes de son action, les piliers de sa vie. »

June était partie pour nous faire un discours fleuve. Aujourd’hui, centenaire de la disparition de Joseph Benoît, June s’était mise sur son trente-et-un. Superbe. Quand je lui en avais fait compliment, elle avait rougi comme une collégienne prise en flagrant délit de coquetterie. Seule à la tribune derrière son micro, elle paraissait encore plus petite que d’habitude mais sa voix claire et sonore emplissait la salle. Elle s’exprimait avec son cœur, jetant à peine un œil à ses notes qu’elle tenait d’une main plutôt tremblotante au début.
Peu à peu, elle avait pris de l’assurance, ajoutant le geste à la parole pour donner plus de force à son propos.

« Joseph Benoît vint s’établir dans le quartier de La Croix-rousse comme canut, tisseur sur velours. Travail intéressant mais harassant et mal payé, permettant à grand peine de vivre mais, écrit-il dans ses Souvenirs, "Nous étions contents de notre sort, nous étions libres et indépendants". Joseph Benoît lui plaisait vraiment, un modèle,  fils spirituel de Babeuf et de Proudhon, puisant sa foi dans la vie édifiante de ses devanciers.

« La proclamation de la deuxième république fut saluée par le monde ouvrier comme  une libération, comme la preuve qu’il existait envers et contre tout un espoir irrépressible blotti au cœur de l’homme. Un espoir qui survit à toutes les avanies de l’histoire. Car n’oublions pas que c’est ici, à Lyon, lieu des grandes luttes ouvrières des canuts, leurs grandes révoltes dont la plus importante, celle de 1834, donna lieu à une terrible répression, c’est à Lyon que fut proclamée  La République le 28 février 1848. »

La place Bellecour
Promenade digestive. Après un bon repas dans un bouchon lyonnais, tablier de sapeur  et saucisson chaud, on marcha en devisant, remontant par les quais de Saône vers la place Bellecour, guidés par André Kardec, le frère d’Alain et cheville ouvrière du mouvement lyonnais. Grande place bordée de fiers immeubles, anciens hôtels particuliers reconvertis en immeubles de rapport, ornée dans sa partie sud de bassins aux grands jets d’eau derrière le syndicat d’initiative.  Sur ce côté, de grands tilleuls diffusaient aux beaux jours une lumière ombragée jusqu’à la courte rue qui conduit à la Saône, où tout au début se trouve la maison natale d’Antoine de Saint-Exupéry.

« La place Bellecour, place de la Bellecordière où elle possédait un potager à la Renaissance » commentait André notre guide improvisé. « Sur notre gauche, le pavillon Bellecour » indiqua-t-il du doigt en nous montrons le bâtiment du syndicat d’initiative. « Ce fut au siècle dernier dans les années trente, un célèbre restaurant, très sélect offrant aussi des concerts d’opéras et de valses viennoises. »

André Kardec continua sur sa lancée, tout heureux de nous faire partager sa passion pour l’histoire locale. « Pour renflouer les caisses de son établissement, l’accorte Françoise Girard à l’entregent reconnu,  apparut un jour déguisée en Marie-Antoinette coiffée haut d’une perruque poudrée et vêtue d’une robe à panier en vogue à la cour de Louis XVI.  Sensation garantie. Véritable délire quand elle alla d’un pas solennel s’asseoir sur un trône, entourée de laquais en livrée rouge. Les officiers du corps de garde voisin la portèrent en triomphe, la hissèrent sur un cheval blanc pour qu’elle entre en grand appareil dans son pavillon, au rythme martial d’une marche militaire. Ainsi est née la légende de celle qu’on avait surnommés "la belle limonadière". »  

Joseph Benoît et Pierre Charnier
A la reprise de l’après-midi, ce fut à mon tour de faire entendre ma petite musique à la tribune de fortune dressée pour l’occasion, que je centrai sur l’évolution du mouvement. Ceci pour bien enfoncer le clou, bien montrer que cette évolution devait être continue et s’adapter aux époques traversées, qu’elle n’était pas que réaction mais surtout action et modèle.

- Regardez d’où nous venons ne renseigne pas vraiment pour savoir où nous allons, mais quand même… Une telle démarche signifie continuité et identité. Quand Pierre Charnier, l’ami de Joseph Benoît, créa en 1827 l’association du Devoir Mutuel, il dit à ses compagnons : « Réunissons-nous, instruisons-nous, apprenons que nos intérêts et notre honneur nous commandent l’union. » Et l’historien lyonnais Fernand Rude de commenter : « Une véritable élite intellectuelle ouvrière naquit alors… »

Ils furent à l’origine de la grande révolte des canuts de 1831 quand, tandis que le tocsin sonnait, ils affrontèrent la Garde Nationale regroupés autour de leur drapeau noir, entonnant leur célèbre devise « vivre en travaillant ou mourir en combattant. »
Beaucoup moururent en combattant quand l’armée commandée par le maréchal Soult reprit possession de la ville. Rappelons-nous qu’à cette époque la grève était interdite –les canuts l’ont payé cher dans les mois qui suivirent- la répression était féroce –on compte alors souvent des morts dans les manifestations- les meneurs jetés en prison. 

Pour exister quand même dans cette société répressive, surtout à l’égard du monde ouvrier, Joseph Benoît créa la société des Fleurs –sur le modèle de la société des Égaux- pour en faire un instrument de propagande et diffuser ses idée, à une époque où le droit de réunion était illégal. On se reconnaissait en portant une fleur ou une plante, on se réunissait dans un petit bois situé au-dessus de la Saône, du côté du quai Saint-Vincent mais les membres de "la société de bienfaisance" furent bientôt persécutés par le pouvoir.  
Si Joseph Benoît appelle de ses vœux la Révolution, il se méfie beaucoup de ses débordements, écrivant « j’aurais voulu qu’elle retardât sa venue afin qu’elle trouve le peuple prêt à en profiter. »

Joseph Benoît est élu député en 1848, ovationné sur la place des Terreaux mais très vite, il s’aperçoit que "la République blanche" l’a emporté et que les députés socialistes comme lui sont ostracisés  à l’Assemblée Nationale, laissés à l’écart des centres décisionnels. 

Les leçons du passé mes amis, souvenons-nous des sacrées leçons du passé.
À la tribune de l’Assemblée Nationale, lors de la discussion de la loi Falloux en février 1850, il va proposer un amendement et s’écrier : « L’instruction primaire sera gratuite et obligatoire. » Banni par Badinguet, il est rejeté, erre en Belgique où un socialiste ne risque pas de trouver un travail, écrivant dans ses Mémoires : « Les républicains français étaient des hommes plus dangereux  que les vagabonds et les bohémiens. »
Les leçons du passé mes amis, les leçons du passé...


Joseph Benoît (2) La Commune de Lyon
« L’avenir de la classe ouvrière, c’est d’en sortir. »

Joseph Benoît, figure idéalisée sinon idéale des premiers temps du socialisme, représentait l’impossible consensus, la figure de synthèse par excellence. Dans le microcosme contrasté, empêtré parfois dans ses clivages, si beaucoup étaient tiraillés entre la réalité et son cœur, tout le monde se retrouvait dans la figure emblématique de Joseph Benoît. June buvait du petit lait en évoquant le modéré qui rejetait les actions violentes et répugnait à condamner sans nuances les Versaillais tandis que d’autres se référaient à sa jeunesse babouviste et son rôle moteur dans  les grandes grèves de l’époque Louis-Philippe.
À chacun son Joseph Benoît.

June avait ses idées fixes et ses objectifs… que je connaissais trop bien. J’avais les miens bien sûr, pas vraiment conciliables… et qu’elle connaissait aussi fort bien. Malgré nos divergences, on restait très proches, j’avais pour elle une infinie tendresse  et devant les autres, on gommait d’un accord tacite nos différents sur la manière de conduire le mouvement. Elle l’illustra avec chaleur dans la courte allocution de conclusion dont elle fut chargée. 


Toute rose de la joie que lui procurait cette distinction, fort rare alors pour une femme, elle se figea toute menue au milieu de la tribune, fort sensible bien qu’elle s’en défendît, aux applaudissements nourris qui rendaient autant hommage à elle-même qu’à Joseph Benoît. Chaussant ses bésicles d’un geste gracieux, elle s’éclaircit la voix avant de prononcer son apologie de Joseph Benoît.

-  Joseph Benoît n’appelait pas de ses vœux une Révolution violente. Position courageuse quand on sait que dans la réalité, c’est une position assez rare. Il préférait attendre des temps plus favorables, que les esprits mûrissent… une transition évitant des ruptures toujours sanglantes. À Lyon, il était chez lui, dans son élément, et en septembre 1870, il fut aisément élu conseiller municipal du 1er arrondissement, reprenant une place qu’il n’aurait jamais dû quitter.  

Rappelons-nous aussi que c’est un homme brisé qui revint d’exil après la chute du Second Empire. Le décès de son fils Émile quelques années auparavant n’explique pas tout. Il se retira peu à peu de la vie politique et pendant ses dernières années tint une papeterie au 3 du cours Lafayette avec sa fille Marie.
Si le militant tisseur n’est plus,  son message et son exemple sont plus vivants que jamais et nous sont une constante référence. Un utopiste qui croyait aux vertus du collectif et à l’amélioration de la condition humaine, mais qui prenait aussi appui sur une réalité qu’il connaissait fort bien.

Jean-Paul, mon principal soutien, distingué lui aussi pour conclure la séance d’hommages, avait décidé de centrer son intervention sur le mouvement lyonnais pour allumer un contre-feu des idées par trop pacifistes de June.
Manœuvre qui avait aussi la vertu de donner des gages à Jean Saltin et à ses amis qui manœuvraient toujours en coulisses comme des conjurés cherchant des alliés dans tous les courants.
  
- Il faut les réveiller décréta Jean-Paul, parler de la naissance de la troisième république, heure de gloire du mouvement lyonnais, rappeler qu’Albert Richard et ses amis eurent les premiers l’intuition que la guerre allait faire imploser le Second Empire. D’en tirer les leçons et de prendre des risques comme la grande manifestation pacifiste en pleine guerre, entre la place des Terreaux et la rue Sala.

Beau symbole mais qui n’empêcha nullement la guerre de poursuivre sa logique. Je n’allais bien sûr pas le contredire.

- Événement très intéressant et à glisser dans ton discours…

Il suffisait d’insérer dans le fil du discours d’autres exemples de la même teneur… et bien sûr, ils ne manquaient pas. La fiche de synthèse qu’on dressa fournit rapidement les axes essentiels.

Fiche-synthèse sur la Commune de Lyon :
- Quand le pouvoir se sent menacé, il déploie l’armée, commandée en l’occurrence par le général Espivant de la Villeboisnet ; exit la non violence.
- Sous couvert de défense nationale et de lutte contre les Prussiens (on est toujours en guerre), le nouveau pouvoir veut éliminer de sa direction la gauche du mouvement.
- La troupe hésite à tirer sur la foule, le 7 septembre elle met crosse en l’air et regagne en hâte ses casernes.
 
- Michel Bakounine arrive à Lyon le 15 septembre 1870 pour préparer un soulèvement avec ses amis lyonnais de l’Internationale.
- Il tient des réunions secrètes à la Guillotière, commune qui compte beaucoup de membres de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et des ouvriers révolutionnaires comme le mécanicien Adrien Schettel ou le plâtrier Eugène Saignes.
- Le 26 septembre 1870, on proclame la Fédération révolutionnaire des Communes à la salle de la Rotonde dans le quartier des Brotteaux, où on lit l’affiche rouge,  à placarder dans la ville, qui commence ainsi : « l’impuissance des pouvoirs officiels et l’indifférence des classes privilégiées ont mis la nation française au bord de l’abîme… »

Jean-Paul avait bien assez d’informations à se mettre sous la dent. Il me fit un clin d’œil et fonça reprendre le contenu de son discours. Il fut poliment applaudi, certains ne comprenant pas bien où il voulait en venir… et d’autres parce qu’ils le comprenaient trop bien !

Nouvelle fureur de June… mais ça, ons’ en doutait, bien décidés à faire profil bas. Nouvelle fureur…  et nouvelle bouderie entre nous.
Le voyage de retour fut lugubre. Elle n’ouvrit pas la bouche de tout le trajet, ce qui représentait pour elle un exploit ; ce qu’on évita soigneusement de lui faire remarquer.  En fait, on était complémentaires, à elle la vitrine, le côté présentable mais ça, elle n’était pas prête à l’entendre.


À peine descendue de voiture, elle nous regarda avec son petit air de chien battu, comme si cet aveu lui coûtait : «  De toute façon, marmonna-t-elle, "vos" amis espéraient une autre révolution mais par deux fois ils ont échoué. Mes "amis" ont organisé des élections puis instauré la continuité républicaine.
Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire. »
Puis elle traversa la rue sans nous adresser un regard.

Nous n’allions pas rallumer la polémique. Oui, ses "amis" avaient gagné mais à quel prix ! Au prix exorbitant d’un bain de sang, le mouvement brisé par l’armée. Des dizaines de morts dans la prise des  barricades de la Guillotière,  place du Pont et cours Gambetta, rue de Cuire à la Croix-Rousse et la dernière à tomber, celle de la Grande rue de la Guillotière où un jeune tisseur de 18 ans Joseph Geoffray et une frangeuse Marie Bure , entre autres, tombèrent sous les balles de l’armée. Pas de quoi pavoiser.

Joseph Benoît l’ancien babouviste rejoindra la légalité républicaine imposée par le Paris de la Défense nationale, écartelé comme souvent entre son espoir et la pression de la réalité, une pusillanimité de mauvais aloi, l’avenir sacrifié au présent. Avec ses  remords comme nouveaux compagnons.

Au-delà de nos divergences, au-delà de nos querelles de stratégie, ce qui fait notre ciment, ce qui énerve les gens, tous les bien-pensants vrillés à leurs certitudes, tous les messies campant sur leur vérité, c’est notre approche du "mystère de la vie", le sentiment de notre faible impact sur le cours des événements. L’idée que l’homme fait l’histoire est une vaste plaisanterie.
Mais une fois réglée la question du suicide, comme aurait dit Albert Camus, il reste l’honneur de Sisyphe, rouler sans relâche et sans illusions son rocher pour soulager un peu le fardeau de ses semblables.

Nous n’avons aucun message à transmettre. L’Orateur des Chaises, la pièce de Ionesco, voudrait bien transmettre une vérité essentielle, vitale, dire « comment sont les choses » mais son discours attendu restera inaudible.


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