vendredi 15 janvier 2016

Le val verdoyant

Variations "vaillandines"                                         


Vous emmènerais-je un jour jusqu’au Val verdoyant où, dit-on, s’est passé tant de choses ? C’est une île, un îlot de douceur entre ciel et terre où je me réfugie chaque fois que je peux.  Je n’y convie pas n’importe qui bien sûr, que des gens triés sur le volet, que j’estime assez pour leur ouvrir ma porte. Les habitués sont des élus dans cet espace de ‘l’entre-nous’, tout ce qui est clos et à l’intérieur de quoi on observe une règle me paraît possibilité de bonheur : le monastère, la maison close, le parc national… je ne vous choque pas au moins, chère Frédérique

Il faut dire les choses, n’est-ce pas ; sans fausse pudeur. La qualité que je préfère est sans doute la lucidité, fixer la réalité sans fard avec le regard froid de celui qui refuse le paraître, qui ne se joue pas de comédie sur sa vie et la vie en générale. C’est un drame qu’il faut jouer avec légèreté comme toutes les choses graves, il faut en goûter les arcanes infinies au fil des années pour faire cette expérience du drame.

Venir ici, dans ce lieu hors du temps, est une marque conséquente de la confiance que j’accorde ainsi. Ceux qui l’ont compris ne s’y trompent pas et m’en savent gré. Seuls les initiés sont capables de l’estimer à sa juste valeur. Certains n’y sont venus qu’une fois, d'autres en rêvent encore. Déception, ça arrive, car mon jugement est d'une fiabilité à toute épreuve. Il faut toujours laisser les choses venir. Toujours. Laisser mijoter, ne rien  brusquer, ne rien provoquer. Les choses se font et se défont, j’interviens le moins possible.
Les hommes devraient se méfier de leur foutue manie d'intervenir, de vouloir imprimer leur marque au événements, et évier autant que faire se peut, de mettre leurs gros pieds dans le plat; mais ils sont incorrigibles. Je les ai assez pratiqués pour vous le certifier.

Vous voyez, je ne vous cache rien, initiation qui vous donne des clefs qu’habituellement, je ne dévoile qu'aux postulants, ceux que je choisis doivent découvrir. C’est mon petit rite à moi, je le veux drôle et ludique, un drôle de jeu pour une drôle de vie. Les arias, les mauvais coups viendront bien assez vite. Pour le moment, tout va bien, tous mes invités ont bon pied bon oeil

Ainsi, vous serez impardonnable, comme de prendre mes roses anciennes pour de vulgaires buissons d’aubépine ou mes superbes roses de noël, mes ellébores,  pour de la verdure… ou pire. D’après la légende –Ah, comme les hommes sont friands d’histoires édifiantes et de contes merveilleux !- d’après la légende donc, le jour de Noël, de la naissance du christ, Madelon une jeune bergère pleurait, n’ayant rien à offrir au nouveau-né. Mais un ange fort ému par son chagrin, transforma ses larmes en une petite fleur blanche ombrée de rose : la rose de noël était née. Pour une fois, ne retenons que la légende et la vertu de Noël de nous porter hors du temps, de nous faire vibrer et communier dans un rêve collectif. 

Bien sûr, tout savant ou pédant est à proscrire ici et vous n’en verrez jamais chez moi, à moins d’afficher à dessein un mauvais goût ostentatoire pour taquiner quelque ami… pas d'importun, pas de fâcheux. On m’accorde volontiers le don d'avoir la main verte et vous pourrez voir –et admirer j’espère- quelques unes de mes bouture ou reproductions parmi les plus réussies.
Tous les compliments les plus enthousiastes seront les bienvenus! Mais non, je plaisante, il ne faut jamais forcer sa nature... et je hais les tartuffes.

Á propos de reproduction, les impressionnistes suspendus dans l’entrée sont très quelconques, inutile de vous extasiez sur leur composition comme certains ardélions promptes à tromper ma vigilence. Surtout, ne me dites pas non plus que le magnifique coq qui orne un mur du séjour n’a pas de pattes : vous me fâcheriez. Les initiés connaissent ce test redoutable et sourient béatement –ou regardent le plafond, par ailleurs magnifique- quand je pose innocemment la question à un impétrant, du ton le plus badin que je connaisse : « Et ce tableau, qu’en pensez-vous donc ? »  Sots et faquins se paonnent, prennent la pose devant l’improbable chef-d’œuvre de ce volatile apparemment cul-de-jatte. Á vous, merveilleuse amie, à vous seule, je confierai le secret de mon coq non pattu, juste dans le creux de votre admirable petite oreille qu’ornent si bien ces petites boucles à perle qui s’y balancent.

Imaginez-vous tant de marques de confiance dans ces confidences, imaginez-vous ce que je vous livre de moi, de façon détournée certes, tant ceci me répugne habituellement, jeter ainsi son cœur et le reste en pâture sans crier gare me semble de la dernière inconvenance. Et là, ne rougissez pas, m’est venu tout naturellement l’envie de vous imaginer dans mon univers favori, rêve éveillé que vous m'inspirez comme un poème onirique. Je vous en lirai volontiers quelques uns dans le salon, douillettement installé sur le canapé dans une douce ambiance tamisée. Vous verrez, la poésie, c’est d’abord une ambiance. Comme a écrit Jacques Prévert : « La poésie, c'est ce qu'on rêve, ce qu'on imagine, ce qu'on désire et ce qui arrive, souvent. » 

Vous verrez le salon que j’ai chaulé avec d’amples gestes du bras pour donner aux murs cette impression d’intimité dans le mouvement. Oui, j’ai blanchi à la chaux et j’en ai proscrit toute toile peinte ; je n’ai laissé sur les murs que des objets d’usage, la chignole et la scie. Le minimum pour l’ascétisme du lieu. J’ai toujours été séduit par le style dépouillé des cisterciens, si sobre qu’il tend à l’essentiel, si moderne dans le style contemporain et si anachronique aussi dans cette société vouée à l’objet. Nous sommes ma chère amie, dans un temps mou… mais je ne veux vous ennuyer davantage avec mes remarques.

Et Frédérique susurra de sa petite voix flûtée : « Si, si, continuez… », lui qui ne demandait pas mieux. Mais elle l’avait bien compris ainsi.

Oh Frédérique, vous êtes bien de votre époque, vous lui ressemblez par certains côtés en tout cas, si je puis me permettre : rétive, fière, prenant la vie à pleines brassées, impatiente de profiter de cette liberté déroutante qui est la nôtre dans ce petit coin de terre. Oui, il faut, il faut… je comprends fort bien la volonté de mes contemporains… des êtres d’acier pour une époque molle ; curieux contraste, n’est-ce pas ! Il faut se dépêcher avant d’éprouver des regrets. Vous avez senti ce besoin, cette exaltation qui fait accomplir les petites comme les grandes choses. Les femmes sont si sensitives.

Elle souriait largement maintenant la belle Frédérique. Elle devait se demander comment prendre ces propos si déroutants, ce discours si décalé. « Je suis si partagée, murmura-t-elle enfin, j’ai envie et je n’ai pas envie de découvrir votre antre -comment l’appelez-vous déjà- du val verdoyant, le val d’Épy, un petit paradis si j’en crois votre enthousiasme, il doit y faire bon vivre mais je crains qu’il ne soit aussi une thébaïde qui pourrait me dérouter, où je finirais par m’ennuyer… même avec vous. J’ai toujours eu peur de l’ennui. »
.
Lui continuait sur son idée, disant qu’il fallait chercher la richesse en soi, hors de tout objet extérieur,
se consommer, se consumer et tendre vers l’essentiel, que tout n’est que paradoxe et qu’il faut vivre avec. Elle sentit alors un léger goût amer dans ses paroles, une inflexion du ton de sa voix qui, si minime fut-elle, ne lui échappa point. On ne peut tout contrôler et sa voix traduisait une pointe de mélancolie face à cet inéluctable, maintenant que sans la puissance divine, nous sommes livrés à nous-mêmes. Cette idée le rendit triste et le ton de sa voix s’en ressentit. Á quoi s’intéressait-elle donc qui pût leur être commun, et ce sourire, dans quel sens l’interpréter ? Oui, son sourire…

- J’ai beau vous regarder, sans insister au-delà de ce que la décence commande, scruter votre sourire sibyllin, énigmatique, je n’y vois que détachement, rêverie… l’ennui bien sûr dont vous me parliez, qui serait né un jour de l’uniformité  a dit un poète bien oublié, n’est-il pas extérieur à soi et tout n’est-il pas d’abord ontologique, les ressources en soi ! Il s’était échauffé, pris par ses idées et elle le contemplait sans expression ne sachant que dire, plutôt gênée. Elle était comme un bouchon au fil de l’eau, qui vogue avec nonchalance dans le courant puis s’enfonce soudain. Le déclic se produisait, à son insu, sans qu’elle y prenne garde, une image qui lui traversait l’esprit, une rémanence qui s’imposait. Il finit par rompre le silence en la fixant cette fois effrontément, avec toute l’insistance qu’il pouvait mettre dans son regard.

Comment vous dire ? Votre visage, vos traits réguliers, tout ceci m’émeut comme s’il réveillait en moi des rêves latents qui s’inscrivent dans votre façon d’être, comme s’il me révélait enfin quelque vérité restée secrète. Au-delà de toute apparence. Qu’est-ce qui fait la singularité d’un être ? Quelle est sa part de chance, de grâce et de disgrâce ? Vous connaîtrais-je à travers les quelques photos que j’aurais pu voir de vous, approcher le mystère de ce sourire à peine esquissé, teinté d’une ironie narquoise, un rien inaccessible.

La photo est trop statique. Il y faudrait un truchement, le jeu par exemple qui permet de voir quelqu’un ‘in situ’, en naturel, sans afféterie ni prévention. La photo manque de cette profondeur historique qui interpelle, même si l’on devine une histoire à travers les lieux, les objets, les décors ou les vêtements qu’elle dévoile.

Bien qu’elle s’efforçât de le cacher, manifestement ce Val verdoyant l’intriguait fort ; cette île du val d’Épy qui me tenait tant à cœur et dont je tenais à lui faire partager le mystère. Une île bien cachée dans son jardin luxuriant, protégé par de grands murs de pierre brute bien crépis et rechampis.

« Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs aux regards des curieux… »

(Victor Hugo – "
Les rayons et les ombres, XIX")

Et ces personnages, ces oiseaux rares tout aussi mystérieux que j’y recevais ! Comment expliquer cette rare connivence avec  un lieu, l’image d’un genre de paradis à ma mesure, une île-matrice en forme de refuge. Je tentais une description.

Je pousse les lourds battants cloutés de l’entrée, pénètre ensuite dans l’allée des tilleuls flanquée d’un petit pavillon de briques sur sa gauche, et je suis immédiatement transporté dans un autre monde, un monde ‘à moi’, le paradis retrouvé, ma continuelle raisonnable hantise… fuite sans issue. Les invités –je fais allusion au premier cercle de mes amis- sont effectivement des êtres rares. Jasseron vit de spéculations financières, mandataire, prête-nom de banques américaines en Europe dont j’ai oublié le nom, un dilettante qui vient d’offrir une coquette boutique à sa jeune maîtresse ; je le crois lucide, sans passions, sans goût pour l’argent. Claudette et Marianne semblent très différentes, Claudy a quitté son mari et sa belle situation pour vivre en toute simplicité avec son amant tandis que Marianne  est, ô l’affreuse formule, une femme entretenue. Pour moi, elles sont libres, débarrassées des entraves de leur éducation, capables d’envoyer paître maris et amants et de changer de vie si ça leur chante.

En assumant les contraintes. Il y en a toujours quand on veut faire coïncider rêves et réalité. Le rire de Marianne, qui éclate comme ça, lumineux et cristallin, m’inspire une tendresse infinie, l’envie de tenir sa main pour lui renvoyer cet élan qu’elle me transmet. Elle est d’une culture raffinée sans jamais chercher à humilier quelqu’un, à se mettre en avant. Quant à Claudette, elle m’est légère… Il y a entre nous des affinités électives, « les cœurs s’ouvraient et une bienveillance générale sortait de la bienveillance particulière. »


Comme à mes hôtes préférés, j’aimerais vous faire l’honneur d’une visite à la galerie de tableaux qui orne l’escalier qui dessert la mezzanine.  Ils appartenaient à l’ancien propriétaire, un original m’a-t-on dit, qui un beau jour a tout bradé sur un coup de tête. Et les tableaux sont restés là. Des portraits de femmes, uniquement des femmes qu’il présente avec beaucoup d’affection dans son journal ; car il a aussi abandonné son journal comme s’il avait voulu se libérer de son passé. Il laisse entendre qu’elles furent toutes ses maîtresses mais comment savoir ? Á force de les fréquenter, de les regarder, je les connais désormais si bien qu’elles font partie de ma famille.

Dans son journal, il parle d’abord des femmes sophistiquées, extravagantes parfois, dévorées par la passion comme Mathilde, la première tout en bas de l’escalier, pulpeuse dans sa tenue quelque peu excentrique, languide et palpitante dans les derniers feux de son été, à côté Roberte et son visage lourd et fatigué mais des yeux où des éclairs de passion brûlent et se consument, plus haut dans une encoignure, Lou un peu plus jeune, fière dans sa robe décolletée, une étole de vison sur les épaules. « Elles portent le malheur en elles note-t-il, ce sont des tragédiennes. »

Ensuite, figurent celles qui, bon gré, mal gré, acceptent leur condition, Antoinette avec son air triste et son œil borgne, résultat d’un accident semble-t-il, un sourire à la Mona Lisa qui se dessine, mais plus crispé, sans illusions, Marie-Jeanne et son port rigide de celle qui sait ce qu’elle veut. On le voit nettement sur le portrait, chignon sévère, sans un cheveu qui se rebiffe, et chemisier blanc strict, à peine agrémenté d’un étroit liseré de dentelle, juste un trait rouge sur les lèvres, un rien de bleu sur la paupière pour faire chanter le bleu de l’œil.

Au-dessus du palier, les battantes sont vêtues en décontracté, huppées parfois mais seulement pour séduire. Une arme à leur panoplie. Pour elles, se battre c’est exister, comme la belle italienne Giuseppina à la taille avantageuse et la bouche pulpeuse, la ruse qui brille dans ses yeux noirs ou, en face d’elle, Mariette et son magnifique port de tête, volontaire, effrontée, frémissante sous ses airs dégagés, manifestement prête à défier les hommes sur leur terrain.
Un peu plus haut, c’est Pierrette, petite femme dotée d’une farouche volonté, un regard de feu allié à un doux sourire, légère faille dans sa détermination. Elle me plaît bien avec son foulard et ses cheveux courts, cet air enjoué et sévère à la fois, « élégante malgré elle, précise le journal, dans sa robe de cotonnade simple mais sans faute de goût. » 

Je crois que l’auteur a un faible pour les jeunes femmes nature et libérées dont il a placé les portraits tout en haut, peut-être pour qu’ils reçoivent plus de la lumière du jour. Hélène d’abord, indépendante et consciente de sa dignité me semble-t-il. Sur le tableau, elle porte une robe en tissu imprimé et une veste en cuir rouge et Annie, une belle blonde féline qui note-t-il, « est une rare et précieuse réussite de la nature. » Dans son journal, les jugements sont rares ; celle-ci, il a dû beaucoup l’aimer. J’aime à imaginer leur vie ici, dans ce lieu qu’il appréciait sans doute autant que moi, je les vois allongés sur le canapé, divisant, le plus souvent silencieux, consultant une revue, un magazine ou regardant à la basse saison des bûches d’acacia se consumer lentement dans l’âtre.

Tout en haut sur le perron de la mezzanine, vous verrez Lucie et son sourire mutin, d’une fraîcheur exquise avec sa fossette de petite fille. Elle porte une robe d’été, un tissu un peu raide dont les cassures révèlent quand elle bouge les mouvements des hanches et des épaules. Elle figure aussi vêtue d’un pantalon uni et d’un pull en cachemire, « qu’elle adorait emprunter à son mari » note le journal sans plus de précisions.

En face d’Annie, deux autres portraits de la même jeune femme, Frédérique, dont l’un est mystérieusement inachevé. Oui, oui, elle se prénomme comme vous Frédérique et je vous trouve même un petit air de ressemblance. Vous riez et ne me croyez pas ; mais regardez-les de plus près, vous verrez ! Sur le premier tableau, elle est vêtue de façon décontractée : une jupe de toile avec pli creux sur le ventre et pull bleu uni. Sur le second, elle est juste esquissée, comme une aquarelle, des touches de couleur bleutée qui donnent une silhouette aérienne et un air absent. Et tout en haut de la toile figure cette question sibylline : « Qu’elle tienne… mais pour quoi faire ? »

Sur le mur aveugle de la mezzanine, deux portraits de femmes placés côte-à-côte. Pas des tableaux mais des photos cette fois-ci, dans une pénombre qui oblige à s’approcher pour distinguer les formes. Surtout pas d’éclairage qui ne ferait que projeter des reflets sur le papier glacé. Vous serez tenue de chausser vos lunettes chère Frédérique… Je plaisante bien sûr !

Deux femmes encore jeunes. Le visage poupin de la première, sa moue boudeuse cachent mal un air de lassitude accentué par des poches sous les yeux. Je lui trouve quelque ressemblance avec Roberte, la femme du deuxième tableau en bas, en plus jeune, moins tendue. Contrairement au peintre, pas de triche avec le photographe, pas de retouches à l’infini comme maintenant avec l’informatique. Pour moi, ces monochromes bruts, sans fard, s’approchent de la vérité. La seconde paraît plus naturelle, plus spontanée, une bonne nature sur qui coule la vie, avec cette curieuse impression d’un menton volontaire tempéré par un regard si tendre et si naïf.

Nulle indication n’apparaît sur ces agrandissements. Photos d’amies, d’habituées du Val verdoyant, me suis-je dit sans bien réfléchir. Mais nenni, ma chère Frédérique, nenni. J’ai retrouvé leur trace dans le Journal de l’ancien propriétaire Raphaël Villefort. Je ne l’ai jamais rencontré et je l’avais même oublié –je suis si oublieux des réalités- mais son nom est dans l’acte de vente. J’aime ces documents pleins de vies du passé, de la pesanteur d’une époque, qui recèlent des mystères et des secrets de famille jalousement cachés dans des greniers, des études de notaires, des tabellions à lustrine ou dans des archives poussiéreuses. Mon acte de vente, c’est l’histoire du Val verdoyant, les grandeurs et les vicissitudes qu’il a connues, sa déshérence après la Révolution, la partition du domaine, les hauts et les bas dus aux familles bourgeoises qui se sont succédé par ventes ou héritages jusqu’à la Belle Époque puis sa renaissance au début des années cinquante sous l’impulsion de Raphaël Villefort, mon prédécesseur.
Tout un monde révolu, tout un vécu condensé en quelques dizaines de pages.

Ces deux photos, Villefort y fait allusion dans son Journal par des anecdotes, quelques traits qui m’ont permis de les identifier. Ce sont ses deux épouses, les deux femmes de sa vie. Il évoque l’amour-passion ravageur avec "Boule" la première, une dépendance aussi pernicieuse qu’une drogue dure dont il mit du temps à se guérir, une expérience qui remplit la vie avant de la vider de son contenu. De Lisina sa "licorne", la seconde, il dit peu de choses sinon qu’elle  lui a transmis sa sérénité, qu’ils avaient trouvé leur "point d’équilibre", dans le respect mutuel de la liberté et de la souveraineté de chacun. C’est une belle formule, n’est-ce-pas, qui m’a beaucoup influencé dans les pratiques relationnelles que j’ai instaurées au Val verdoyant. Clef essentielle pour comprendre le sens de mes actes.

Au temps de ma jeunesse, je voulais avec les copains ‘nier les certitudes’ ; drôle d’idée quand j’y repense. J’en garde cependant une certaine nostalgie, la jeunesse bien sûr mais pas seulement ; une naïveté aussi, une fraîcheur que j’espère retrouver comme une saveur jadis très appréciée, un goût de liberté perdu dans les ruelles de ma mémoire. Avec cette évidence : la poésie doit être affaire d’actes plus que de mots. Grande découverte de ma jeunesse et voyez-vous, je ne m’en suis jamais remis. D’où le Val verdoyant bien sûr. C’est ma poésie à moi, ma façon de passer à l’acte, d’être un poète agissant.

Mon ami Merpin –qu’il repose en paix- disait du ton un peu sentencieux qu’il aimait prendre qui il se levait pour prendre la parole en lissant son grand nez, « Il vaut mieux se brûler les ailes plutôt que de voler bas. » Vous voyez le ton. Il pensait aussi que seule la poésie pouvait libérer l’espoir insensé de redonner aux mots leur pouvoir et de restituer son mystère au quotidien.

C’est cet enchantement poétique que je veux recréer au Val verdoyant, un havre de poésie qui dispense une sérénité qui libère l’appétence de chacun. Je veux l’impossible : le "changer la vie" cher à Rimbaud, avec des hommes de qualité, des êtres souverains qui le sont d’abord d’eux-mêmes, maîtrisant leur propre destin. C’est un but qui demande un effort constant, sans concessions, et je m’y attelle. Oh, je n’ai pas toujours été ainsi et l’évolution s’est faite lentement : d’abord timide et solitaire, un jeune homme seul, j’avais peur d’être piégé par la vie, je me contraignais, sérieux, appliqué, industrieux, fuyant la passion comme le mal absolu, mais j’ai réussi à faire la paix avec mon passé, avec mes contradictions. J’ai cessé de me torturer et ne me dis plus « il ne faut pas s’expliquer, mais se pétrifier, se faire un buste de pierre. » On ne peut demander à un homme que ce qu’il peut donner. Oserais-je vous confier ce que je veux vraiment, au fond de mon cœur : reprendre le beau rêve de Rimbaud, là où il l’a laissé quand il a rejoint la cohorte des anonymes et l’uniformité du quotidien en s’enfuyant quelque part dans le Harar au fond de l’Abyssinie. Mais à ma façon, avec mon tempérament : avoir des passions telles qu’elles soient des exigences que je partage avec des hommes de qualité.

Là-bas dans l’antre du Val, nous formons comme une micro société, étrange mélange de dépendance –comment faire autrement ?- et d’autonomie librement consentie. Bien que souvent considérés comme immoraux et profiteurs, ce sont des êtres purs et souverains. Entre nous, les rapports de forces n’existent pas… le reste vient de surcroît. La maison est elle-même un atoll dans l’archipel de la propriété, le val d’Épy, protégée par de hauts murs austères. Je me souviens d’un voyage dans une autre île, celle de La Réunion, des heures de marche pour découvrir un cirque grandiose, isolé des autres parties de l’île par des barres rocheuses, des à-pics vertigineux, Mafate le cirque sauvage, préservé, une grimpée harassante dans un univers spongieux et fermé. Un îlot dans une île comme la maison du val d’Épy. Je m’y suis toujours senti souverain, apaisé dans cette forteresse naturelle. Á côté de la maison, subsistait un vieux vivier reconverti depuis en piscine. Á mon arrivée au Val, je l’avais connu rempli de belles truites insaisissables et sauvages qui ont dû, au fil des années, se faufiler dans le petit ruisseau qui alimentait le bassin et coule maintenant à la lisière de la propriété.

Comme Frédérique avait envie de le croire ce rêveur qui vivait son rêve –ou ce mythomane peut-être, on fait parfois de curieuses rencontres- et voulait tant lui faire partager son enthousiasme. Tout autre discours lui eût paru suspect mais là, assise et attentive, elle se laissait bercer par ses belles paroles et en effet, comment ne pas croire l’étincelle pétillant dans ses yeux quand il évoquait ses amis ? Elle se sentait sous le charme, laissant glisser et s’étendre en elle le délice de ces instants.

Ils restèrent silencieux, hors du temps, prolongeant à l’unisson cette magie du corps et de l’esprit. Ils ne sont pas si nombreux, ces instants. Inutile de les décrire, ils ne se vivent pas par procuration mais sont donnés sans façon, cadeaux parcimonieux de la providence. Des jugements bien sûr il y en eut, que leur importait les regards durs, les remarques sévères, ils étaient au-delà du commun, sans esprit de convaincre ou de choquer. Ils étaient comme leur vie, glissant sans vagues, sans même un clapotis comme une truite, une de ces truites dont il lui avait déjà parlé, qui glisse doucement entre les doigts et s’éloigne d’un coup de queue, indifférente à ce qu’elle laisse derrière elle. Serait-elle quelque part aussi inaccessible la belle Frédérique, une espèce de femme-truite au corps flexible qui, sous des dehors aimables et délicats, cache une volonté dure comme un métal ?

* Jeu et souveraineté chez Vailland --

<< Ch. Broussas, Val  - Feyzin, 22 octobre 2010 - © • cjb • ©   >>
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• maj 15 janvier 2016 - • cjb • >>>>>
   

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