dimanche 9 avril 2017

Théorie du roman

« Un texte est une machine paresseuse qui vit sur la plus-value de sens introduite par le lecteur. » Umberto Eco
Le roman œuvre d'abord dans la continuité : chaque ouvrage fait écho au précédent, dans son expérience et sa spécificité. En ce sens, il s'oppose à la tendance de notre époque d'être focalisé sur l'actualité, sous sa dépendance, la prééminence d'un présent qui doit sans cesse se renouveler. le roman n'est plus considéré comme "œuvre", c'est-à-dire destinée à durer, à relier passé et avenir mais un simple événement inscrit dans un présent éphémère, évanescent.
En matière d'esthétique, le roman a d'abord été narration, livres d'actions et d'aventures qui, peu à peu, s'est intéressé aux personnages, à leur dimension psychologique. Ils ne sont plus seulement ce qu'ils font, en toute action, l'intention première de celui qui agit est de révéler sa propre image écrit Dante car comme pour Jacques le fataliste, l'acte accompli n'est pas forcément à son image. L'exploration des actions et des arcanes de l'âme humaine ne répond plus aux impératifs de l'évolution, l'étude des ressorts intérieurs du comportement humain a ses limites. 

Reste la confrontation au monde où les pressions de la société pèsent d'un poids terrible sur l'autonomie des individus. Ce qui nous guette, c'est l'ennui et l'uniformité. Sur le contenu, l'ambition du roman moderne est de cerner la façon dont l'homme se débat dans le processus de mondialisation. Il faut alors explorer ce que Milan Kundera appelle "le code existentiel" des personnages, ce qui, émotionnellement, les caractérise. La narration sert à révéler ce code à travers les situations vécues, les anecdotes, les références.

C'est moins la psychologie du personnage qui importe que la démarche du narrateur de saisir le "code" qui fait penser et agir le personnage. Il représente une virtualité qui va se révéler ou non selon les situations et les individus. En ce sens, le roman est phénoménologique dans sa recherche de l'essence des situations humaines. La description devient un élément annexe dont l'absence n'enlève rien à la justesse de l'analyse ou à la beauté de l'ensemble, un transcendance de l'absence, de la mutilation comme la Vénus de Milo ou la Victoire de Samothrace.

Ceci dit, il est difficile de transgresser les normes établies par bientôt deux siècles de roman réaliste : décrire le personnage, son entourage, son passé qui doit expliquer son présent, le narrateur qui s'efface derrière son personnage pour que la fiction rejoigne lé réalité. Mais ce contrat n'a plus guère cours. Le lecteur devient aussi acteur et complète par son imagination les blancs laissés par l'auteur. Les informations transmises doivent seulement satisfaire à la compréhension des personnages.

                   

« La littérature sert à exprimer le mystère de notre présence au monde. » Roland Barthes

L'unique fonction du roman est de traiter de "l'énigme de l'existence", ce que seul il peut faire. L'évolution tient à ce que l'homme et le monde sont indissolublement liés et quand le monde change, l'homme suit cette évolution; c'est "l'être dans le monde" (le "in-der-welt-sein") de Martin Heidegger. Les circonstances historiques participent à l'économie des moyens : seules celles indispensables à la compréhension de la situation existentielle des personnes offrent un intérêt, sont éclairantes pour le sujet. Le reste n'est guère que décorum, discussions et digressions. Au contraire, des détails, des anecdotes historiques sans grand intérêt apparent, "oubliées" des historiens ou des sociologues peuvent revêtir un intérêt certain pour mettre en lumière les rapports humains dans un contexte donné.

De même, un moment d'histoire n'a de réel intérêt que s'il exprime par lui-même une situation existentielle. La chute de Robespierre par exemple, l'agression dont il est victime, sa blessure puis son exécution montrent sa faiblesse, symbole d'une conception du pouvoir qui n'a plus cours et son intransigeance symbolise alors l'impasse politique de la Terreur. Le romancier crée son propre monde, qu'il soit ou non plaqué sur la réalité, un monde qui expose l'une des possibilités de l'évolution, qui exprime l'un des parcours de la destinée humaine. Dans le puzzle complexe de la carte existentielle, il en développe, il en analyse l'un des aspects pris dans le monde à un moment donné. Les personnages doivent sans cesse trouver la meilleure combinaison de leur comportement pour s'adapter au monde qui les entoure.

Chaque personnage est symbolique de ce qu'il représente, par exemple ceux qui ont vécu les horreurs de la première guerre mondiale à travers des romans comme "L'Enfer" d'Henri Barbusse ou "Les Croix de bois" de Roland Dorgelès, ou celles de la seconde guerre mondiale à travers l'expérience existentielle d'un Primo Lévi à Auschwitz ou d'un Jorge Semprun à Buchenwald. Cette symbolique peut très bien s'incarner dans des objets comme 'la madeleine' de Marcel Proust, parangon nostalgique du temps perdu ou la célèbre pissotière de "Clochemerle" chère à Gabriel Chevalier. Elle peut aussi se révéler dans l'absurde d'une situation hypertrophiée par un personnage comme "Ubu roi' d'Alfred Jarry ou qui le dépasse comme Meursault dans "L'Etranger" d'Albert Camus.

Si le personnage n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan des siècles, un atome destiné à disparaître, il s'inscrit dans un environnement dont il peut incarner une aventure collective. Se débattant dans l'incohérence des événements qu'il traverse, il sera le symbole de cette situation, aussi irrationnel, aussi irrésolu, aussi inapte à décider, jouet de l'enchaînement irrémédiable des faits comme Meursault qui ne parvient pas à expliquer logiquement le meurtre de l'arabe, autrement que par cet éblouissement solaire qui l'a hypnotisé ou les héros du "Malentendu", Jan, Martha et leur mère, pris au piège de leurs a priori, de ce cercle vicieux menant à la mort.

                      
Roland Barthes              Kundera L'art du roman


D'un point de vue formel, le roman actuel s'astreint à un grand dépouillement, - comme l'art en général- un style plus épuré faisant pendant à la complexité du contenu, prenant son inspiration dans tous les genres littéraires (essai, poésie, récit, lettre, biographie...) pour parvenir à une fusion dans l'art romanesque, pour exprimer avec le plus de force les incertitudes humaines et éviter les approches apodictiques. Les éléments biographiques qui irriguent bon nombre de romans, dans leurs relations avec l'écriture, est un faux problème : pour l'écrivain tout est nourriture, ses lectures, son entourage, sa vie, ses fantasmes, tout est bon pour interpréter, transposer, régurgiter... 

Quelles que soient les conséquences, il ne faut jamais s'excuser d'écrire. Écrire n'est pas seulement monologue, espèce de conversation avec soi-même sur l'air du temps, même si le Nouveau Roman a utilisé ce moyen pour destructurer l'intrigue ou encore le genre de confession qui rejoint le roman psychologique. Écrire, ce sont d'abord des mots qui traverse le corps de l'auteur comme une batterie d'électrons, comme un champ magnétique qui sublime leur agencement.

La composition romanesque, encore dominée par le linéaire et la chronologie, se diversifie sous l'impulsion de mouvements comme le Nouveau Roman ou l'oulipo, sans la facture bien définie du roman classique, avec le recours à de multiples procédés littéraires qui mélangent genres et chronologie, flash-back ou roman-essai. La continuité de l'action s'estompe, l'histoire bien balisée d'un héros traversant une époque, passant le relais à la génération suivante, perd de sa cohérence face à un autre unité, celle des thèmes qui sous-tendent l'ouvrage. Le roman se conçoit ainsi plus comme l'expérience unique de l'itinéraire d'un personnage ou un kaléidoscope discontinu d'itinéraires multiples qui se rejoignent sur une carte de vie.

Si l'histoire des Chevessand s'inscrit dans ce schéma, l'ensemble n'en représente pas moins une illustration avec son caractère imparfait d'inachevé, puzzle où toutes les pièces ne s'emboîtent pas forcément. Nous sommes loin de la rigueur, des certitudes des Rougon-Macquart, fresque à l'arbre généalogique charpenté où même les surgeons, Angélique par exemple, la fille naturelle d'Eugène Rougon,y sont reliés, en font partie intégrante. Chez Les Chevessand, la famille est déstructurée, ses différentes branches éparpillées, parfois sans liens apparents avec le reste de la famille. 

Famille écartelée avant l'heure, avant qu'elle ne devienne réduite et nucléaire, où les descendants prennent des chemins à jamais différents. Inutile de chercher une logique de rigueur dans le labyrinthe d'une saga familiale où les liens d'appartenance se sont délités. Ses membres ont appris qu'elle n'est qu'un ensemble de miroirs réfléchissants qui en projettent des images déformées, rayons laser qui les propulsent dans les limbes du hasard existentiel et des nécessités historiques.

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  Bonne lecture

<<< Ch. Broussas • Théorie du roman • ° © CJB  ° • 03/01 2013  >>>
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