« À la première occasion, tu les infiltres » éructe Modus, d’un ton sans réplique,  qui a une dent contre le type qui vient de prendre les rênes de la bande rivale. Comme si ça allait se faire tout seul. Ça m’énerve ce genre de gus qui se la racontent, qui croient que parler suffit.  Avec moi, pas besoin de prendre des gants, devait-il penser. Commander, obéir, à chacun son rôle.  Naturellement, je ne dis rien, ça servirait juste à provoquer des embrouilles.  « Tu les infiltres. » Tu parles ! Cause toujours, je me disais, tu verras bien. J’ai assez de mauvaise foi pour trouver toutes les bonnes et les mauvaises raisons du monde…
« Le syndrome de l’âne » disait mon pote Jean-Michel, une bonne ruade le moment venu et pan,  dans le décor le chiant ! Ruer comme la mule du pape d’Alphonse Daudet, ruer des quatre fers comme monnaie de leur pièce. J’en rêvais.

 En fait, j’en voulais moins à Modus qu’à ses lieutenants, des laquais qui ne pensaient qu’à faire exécuter servilement ses ordres. Et pas question de se défiler, de se justifier ou de rejeter la faute sur d’autres. Il fallait se la jouer beaucoup plus fine. 

Oh, j’ai l’habitude de ces mecs qui me prennent pour leur larbin mais on verra, on verra bien.  J’adore brouiller les cartes.  À jouer au con, avec moi ce sera à fleurets mouchetés.  Pour le moment, je me sens comme en quelque sorte une marionnette au bout d’une ficelle.   Des donneurs de leçons, « tu fais comme ci, comme ça, t’as pas réfléchi, pas assez réactif… » C’est facile pour ceux qui ont le pouvoir.

J’aurais tort de me plaindre, rien de nouveau dans ce bas monde. Toujours  ceux qui sont servis, ceux qui dansent et ceux qui bossent, ceux qui triment à la cuisine et ceux qui s’amuse dans la salle de séjour. À chacun son ghetto.
De toute façon, on est toujours le larbin de quelqu’un.

Bon, en attendant, j’avais avalé ma pilule, basta.  Jean-Michel était venu me réconforter. « T’en fais pas, c’est une grande gueule le Modus mais au bout de cinq minutes, il n’y pense plus. Il est passé à autre chose. » Gentil le Jean-Michel, j’appréciais sa sollicitude mais le Modus ne lâcherait pas le morceau comme ça. Il allait falloir que je m’en occupe dare-dare de cette foutue affaire.

          

La salle était plutôt rococo avec ses grosses moulures colorées, ses énormes lustres d’un autre temps avec leurs prismes et leurs lourdes pendeloques poussiéreuses en cristal, qui servaient maintenant de décoration. Des rideaux épais aux de velours violacé complétaient un décor vieillot. Comme d'habitude on joua au poker à grands renforts d'exclamations. Une bagarre éclata entre deux joueurs, bien chauffés par l’alcool, comme un orage subit. Pas d’éclairs, de tonnerre annonciateurs. Un barouf de cris et de chaises renversées. Ça ne dure pas longtemps. On panse les petits bobos, on remet les chaises den place. Tout s’achève. On en reste là ; question d’habitude.  

Il y a des contentions comme ça, petits egos rabaissés, susceptibilités blessées, histoires de femmes… Ça cuit et ça recuit et un jour ça pète comme un orage qui crève. Un orage, ça peut faire des dégâts mais ça passe vite.
À chacun son petit pouvoir.
Le premier alla panser ses plaies aux toilettes sous l’œil narquois de son adversaire. On attendra la revanche. Ça met du piquant à ces réunions qui s’éternisent et mettent parfois les nerfs à vif.

Modus et ses sbires se sont à peine aperçus du tintamarre provoqué par la bagarre, largement couvert par les rires et les applaudissements de ceux qui s’efforcent de s’amuser et de mettre de l’ambiance. Mais le cœur n’y est plus. Personne n’ose partir tant que Modus n’a pas donné le signal du départ. Ce serait considéré comme un manque de respect et on ne manque pas respect au chef. On fait gaffe.
Ça me rappelle l’histoire chef de clan régnant sur sa maisonnée. À la fin du repas, nul n’aurait oser faire mine de se lever avant que le patriarche n’ait donner le signal de fin du repas en fermant ostensiblement son couteau.
Le couteau, symbole du sceptre suprême et du pouvoir absolu. C’est pas beau ça ! En attendant, je continuais de faire mon service et de proposer des boissons à des gens qui n’avaient plus soif depuis longtemps.

              

La soirée d’éternisait. 
Modus et ses amis les plus proches, le grand Jacques et les jumeaux, discutaient dans un coin retiré avec des têtes  de comploteurs. Simple jeu ou confidences ? Je m’en approchais l’air de rien avec  un plateau chargé de verres. Chargés, c’était bien le cas vu le nombre de bières et d’autres boissons s qu’ils s’étaient envoyés, ils étaient bien chargés, même s’ils encaissaient bien.
À peine arrivais-je près d’eux qu’ils se turent, prirent un verre sur le plateau avant de reprendre leur conversation. J’eus quand même le temps de happer quelques mots au passage bonne affaire, bascule,
Apparemment, ils discutaient  business et magouille.

Les autres s’ennuyaient ferme et feignant de s’amuser, deux couples dansaient entre les chaises, pour s’occuper. Quand je ne sais qui prit l’envie de faire la ronde autour de la table du buffet ; On tourne dans un sens puis dans l’autre  et de jouer. En puis tout retomba comme un soufflé. Modus dut enfin s’en apercevoir car il se leva, adressa à tous un petit sourire distant et disparut dans le couloir.
Il ne nous restait plus, nous les serveurs et les larbins, qu’à tout nettoyer et remettre en ordre. Même pas besoin de nous le dire. On connaissait la chanson.

Des bruits de rues, des éclats de rire dans la nuit. Ce n’était que les derniers convives qui s’égayaient bruyamment en regagnant leur voiture. Tout s’estompa rapidement, ne restait dans la salle que le cliquetis,  les bruits étouffés des couverts et de la vaisselle qu’on manipulait.   

                

Deux jours plus tard, Modus me relance ou plutôt me convoque en m’envoyant De Laine, son factotum. Je poirote une heure (je m’en sors bien) avant qu’il daigne s’apercevoir de ma présence. Simplement pour me dire sans ambages : « Trouve-moi vite toutes les infos que tu peux sur le freluquet qui a remplacé le gros Louis. Tout ce que tu peux ; et grouille-toi ! » Genre "débrouille-toi, t’as carte blanche. "  

Évidemment je ressors furibard et je fais trois fois le tour du quartier pour me calmer sans savoir par quel bout prendre le problème.
Le bistrot était du genre miteux. Du genre vieille baraque "dans son jus". Ce qui voulait dire qu’il était rester dans le même état depuis un bon demi siècle, que le taulier ne lui avait consacré la moindre goutte de peinture ou la moindre truelle de plâtre. Le comptoir s’était patiné d’une couche de crasse qui avait gommé les motifs qu’on devenait encore ici ou là.

Le patron me regarda d’un œil torve, un type de passage devait-il se dire, qui voulait quoi au juste ? On n’entrait pas par hasard dans ce lieu perdu dans l’une des ruelles qui sillonnent l’arrière de la grande place. 
« Je vous sers quoi ? »
Le patron me lance un œil torve, je suis nouveau donc suspect, tout en essuyant la table devant lui.
- Une bière.
- Quoi comme bière ? Corona, pression…
- Je m’en fous.
Et je vais taquiner la babasse en jetant un œil dans tous les coins. Vu le nombre de clients, l’investigation est rapide. Je fais durer le temps en enchaînant quelques parties quand mon type se pointe son nez à la porte.  Je dis "mon type" parce que c’est nom que m’a craché un des jeunes chargés du guet dans "la bande du freluquet" comme dit Modus.

Les relations ici, c’est difficile à expliquer. Il faut être du sérail pour y comprendre quelque chose. Ou alors connaître  quelqu'un dans le quartier qui connaît tout le monde et peut nous rencarder ou au moins nous dire comment éviter les embrouille. Je sors tout de suite du bistrot et je planque. Il ressort dix minutes plus tard en compagnie d’un type que je connais déjà. Voilà comment "j'ai mis un pied dans la porte". L'essentiel était fait. Le reste n'est que routine.

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<< Christian Broussas • Modus © CJB  ° 20/01/ 2020  >>
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