lundi 14 septembre 2015

Guy Savenay (JP 6)


Guy Savenay - Échanges d’expériences 1             
                                  
« Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains  qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. » Mikhaïl Bakounine


- Le respect, mes chers amis, oui le respect dit tout à coup Guy Savenay au cours de la discussion que nous avions entamée.

Puis, se retournant vers moi : « Ça paraît normal, hein, ça paraît aller de soi ; eh bien, pas du tout ! Les gens ne te voient même pas : pour eux, tu es transparent. Un ectoplasme. Combien de fois ai-je ressenti ce sentiment ! »

Il fit une grimace en levant les bras au ciel et continua de grommeler, les yeux dans le vague. À cette heure-ci, son bistrot était désert et il n’aimait pas ce temps de viduité qui ponctuait sa journée, quand il essuyait machinalement ses verres ou briquait sans cesse son comptoir. Il en profitait pour venir nous rejoindre dans l’arrière-salle.


Avant son intervention, on évoquait l’évolution de la classe ouvrière depuis la fin de la guerre et les conséquences de cette évolution sans être bien entendu d’accord sur le regard qu’on pouvait y porter. En prenant les exemples qui nous arrangeaient. Mais quand même… Finis les grands débats entre les différents courants de la IVe internationale, finie la guerre de tranchées entre réformateurs et révolutionnaires, l’époque voulait qu’on colle à la réalité. Dont acte. Mais la réalité est comme la vérité, fuyante, insaisissable, comme ces poissons qui vous filent entre les doigts.
 
On en était là, échangeant nos arguments et nos expériences, sans trop se couper la parole, quand Guy intervint dans la discussion.

- Mon premier patron était un type bizarre, une espèce de cyclothymique qui disparaissait subitement de l’atelier pendant plusieurs jours, nous laissant livrés à nous-mêmes, sans instructions. Comme son second ne voulait prendre aucun risque (il avait une trouille bleue du patron), je me débrouillais avec les fournisseurs et les clients qui me harcelaient pour être payés ou être livrés. Angoissant travail d’équilibriste auquel je n’étais pas préparé. J’ai ainsi commencé à pratiquer l’autogestion sans le savoir. Le type n’était pas méchant, un gros bonhomme avec des pognes de lutteur mais capable de façonner des petites pièces avec une minutie incroyable. Par contre, son fils, enfant unique trop gâté, était ingérable, un incapable toujours absent lui aussi, qui ne pensait qu’à courir avec ses copains. Tout juste bon à taper dans la caisse. Le père passait son temps, et des nuits agitées, dans les boîtes de la région –on le savait, elles n’étaient pas si nombreuses- mettant son entreprise en danger. Si ce n’était une paie à géométrie variable, cette situation me convenait assez et fut alors pour moi une occasion aussi difficile que formatrice.

- Alors finalement, tu ne t’en plaignais pas trop, lui fis-je remarquer. Le meilleur des mondes possibles en quelque sorte.

- Oui mais quand même, trop c’est trop, répliqua-t-il. Lassé d’être payé à coups de lance-pierres et de jouer les patrons à l’œil, j’ai envoyé paître le patron qui m’a foutu à la porte séance tenante.

- Ah, glosais-je, d’où les étroites limites de l’autogestion avec un patron…

- Évidemment. D’où le constat que les notions d’autonomie et de patronat sont incompatibles, d’où l’antinomie entre autogestion et capitalisme. Je voulais attaquer ce salopard aux prud’hommes mais on m’en a dissuadé, « on ne connaît pas les lois nous autres » disait mon père, « c’est pas un blanc-bec comme toi qui vas changer les choses, ajoutait mon oncle. Mon pauvre neveu, la justice est faite pour les riches ». Voilà pour la mentalité. Pour m’épauler, c’était râpé. Traduction : « Tu n’es rien, reste à ta place, ne t’attaque pas aux puissants, ils te briseront. » Toutes ces balivernes, cette antienne que je connaissais par cœur, finissaient pas m’énerver. Ils se lamentaient au lieu de se prendre en charge. Bien sûr, on ne gagne pas à tous les coups. Mais l’échec n’est-il pas formateur ?

- Et toi, tu as essayé ? s’enquit Jean-Paul. 

- Même pas. Enfin… pas cette fois. Ils m’avaient tellement dégoûté que je n’ai pas insisté. J’étais bien jeune à l’époque. Et bien seul.
De plus, après cette embrouille, on est restés en froid durant une bonne année. Ma mère, avec toute la patience qu’ont les femmes, a réussi à nous rabibocher à l’occasion d’un anniversaire quelconque.

- Au moins, comme tu l’as toi-même noté, as-tu tiré de cette expérience matière à réflexion.

- Oh ! Ma seconde expérience ne fut pas plus concluante. Un nouveau patron presque aussi jeune que moi et plein de fougue. Un chien fou, touche à tout qui se dispersait, qui empruntait pour rembourser ses prêts. Système de cavalerie qui ne dure pas longtemps… et finit toujours mal. De plus, le genre de type qui commence  tout et ne finit rien, passant d’une tocade à une autre. Rien pour faire un bon patron. De la tôlerie il passa à la charpente, domaine qu’il ne connaissait pas plus que moi. Bon artisan, compagnon ayant effectué son tour de France, se sentant plus à l’aise à l’atelier ou sur les chantiers que dans son bureau à gérer et tenir ses comptes. Un incapable tout heureux de se décharger sur moi. Alors, j’ai jeté l’éponge même si j’ai souffert de laisser tomber les autres, d’envoyer les trois apprentis au chômage sans avoir terminé leur formation.

Ah ! s’écria Jean-Paul, tu ne lui devais rien. Le patron, lui, ne prend pas tant de gants ; il te dit « On ne s’entend pas bien, incompatibilité d’humeur, ou je n’ai plus assez de travail pour toi, voilà ton compte. Bien content s’il te fait un bon certificat de travail. Oui monsieur, merci monsieur. Pour solde de tout compte ! »

Je ne sais quels souvenirs la situation de Guy lui rappelait mais elle devait toucher un point sensible, raviver de vieilles blessures. Sans doute pour détendre l’atmosphère, Guy profita du moment de silence qui suivit la remarque de Jean-Paul pour offrir sa tournée et revint avec des bières bien fraîches.

J’adorais ces échanges d’expérience où chacun, sans le vouloir et même sans en prendre conscience, livrait sans fard le fond de sa pensée, soulevait légèrement le voile qui cachait ses blessures et ses espoirs. Ce qui avait fait qu’il avait ressenti le besoin de s’engager et de lutter, malgré les nombreuses embûches, pour que cette conviction devienne universelle.
C’était des moments privilégiés, ou la pudeur légendaire des hommes s’effaçait quand la confiance mutuelle permet de se laisser aller.

Sacha
qui n’avait rien dit jusque-là, l’air absent, fumant trop, nous lança un sourire grinçant en se dandinant sur sa chaise.

- J’ai du mal à vous comprendre. On a des expériences, des mentalités si différentes. Entre ce monde dans lequel je vis aujourd’hui et celui d’où je viens… Si j’ai connu une vie moins dure que celle de mon père, elle me paraît sans commune mesure avec la vie dans ce beau pays de France. Quand je parle de paysans pauvres, ça signifie la misère, parfois la famine dans les mauvaises années, la chaleur qui brûle tout, les insectes qui bouffent tout, une guerre qui ravage tout, un État qui prend tout… des vies foutues de sacrifiés… « Depuis la guerre, tout va de mal en pis » constatait mon père avec amertume. Pourtant, ils en avaient bavé, les sacrifiés à la boucherie nazie, les victimes des purges communistes. L’exode comme survie. Des familles entières partaient pour l’Amérique ou pour l’Occident et mon père commençait à y penser. Une hémorragie inexorable.

- On ne va pas faire un concours pour donner une médaille aux plus malheureux… râla Guy.

- Ne veux-tu pas nous dire, tenta d’expliquer Jean-Paul, que la résistance active est la seule riposte possible à la dictature. Dans les pays occidentaux, la logique est radicalement différente : plus on a à perdre et plus on est enclin à consolider les acquis.

- Je dis qu’on nous a souvent mené en bateau, des histoires que nombre de naïfs révolutionnaires ont avalées. En postulant la bonne foi de penseurs souvent figés sur leur propre stratégie. Le rôle moteur du prolétariat dans la Révolution, la minorité agissante, le Grand Soir, la grève générale, le processus de paupérisation… autant de slogans et de fantasmes !

- On n’a jamais annoncé que la Révolution naîtrait d’une étincelle… même si parfois on est persuadés de posséder le briquet… fis-je remarquer, à moitié sérieux, espérant susciter des réactions.

Mais Jean-Paul voulait aussi apporter son témoignage, sa vision des choses.
- La dimension factuelle est importante et je ne veux pas la nier. Mais je vais vous dire… Pendant une grande grève, j’étais encore un môme mais je me souviens très bien des ardoises chez l’épicier, longues comme une liste de revendications. Je me souviens de ma honte d’aller acheter des pommes de terre dans une épicerie où on allait rarement, de la morgue du commerçant : « Tu diras à ta mère que je ne sers que mes clients ; rien pour les autres » et me faisant signe de déguerpir d’un geste dédaigneux, ce qui fut utile tant j’avais le feu aux joues et l’envie de disparaître. Des images qu’on n’oublie pas.


Échanges d’expériences 2  
Un ange passa… et peut-être même plusieurs. Mais Guy était en veine de confidences ce jour-là, bien décidé à égrener ses souvenirs.

- Mon patron suivant avait une tronche à décourager un régiment, d’aspect souffreteux et râlant constamment, ce qui ne l’empêchait pas de biberonner des petits blancs toute la journée. Et vaniteux en plus, jouant volontiers au petit chef, ne supportant aucune contrariété. Je le supportais pourtant moi, vaille que vaille, restant distant et poli, me forçant à lui adresser (rarement) la parole.
Entre nous s’était établi un accord tacite, un pacte de non agression. Je lui foutais la paix tant qu’il ne me cherchait pas.
- Moi aussi, s’exclama Jean-Paul, j’ai connu ce genre de déboire. Un patron d’autant plus arrogant qu’il avait conscience de son incompétence et voulait faire payer aux autres ses carences. J’étais alors tout jeune apprenti et j’en ai bavé pendant deux ans mais je l’ai planté un beau jour sans un mot, juste après la paie, en lui piquant des outils.

- Avec les patrons, il faut toujours garder ses distances. Jouer copain-copain se paie un jour ou l’autre. Soit ça finit par un clash –ce qui m’est arrivé une fois avec le père André- soit l’ouvrier se fait avoir au sentiment, n’osant pas réclamer son dû ou discuter ses conditions de travail. Le tutoiement et le petit cadeau pour Noël ou pour les vacances se paie très cher.
J’en ai fait des heures supplémentaires pour faire plaisir au patron, sans oser m’opposer et lui dire non ! Surtout pour un jeune, l’ancienneté et le statut vous en imposent.

- Tu touches là un point essentiel Guy, ajouta Jean-Paul. Dans la relation ouvrier-patron, l’ouvrier est toujours perdant parce qu’elle ne repose sur aucune règle reconnue. Seul le syndicat, quand il joue correctement son rôle, permet de rééquilibrer les forces en présence, de définir des règles et de passer des accords sur lesquels les salariés peuvent s’appuyer pour exiger l’application de telle ou telle disposition.

- Ceux qui comme moi ont connu les deux systèmes le savent d’autant mieux qu’ils peuvent les comparer mais les plus jeunes qui n’ont rien connu d’autre, ne possèdent aucune base pour se faire une opinion. Et c’est à nous d’intervenir, de les encadrer et de leur expliquer les enjeux. Les mettre en garde aussi.

- Bernard, tu ne dis rien, lui dit Guy. Pourtant, toi aussi, comme apprenti, tu en as bavé d’après ce que je sais.       

- Bavé, c’est le mot. Celui-là était du genre sadique. Tu as raison sur le fait qu’il m’ait fait payer son incompétence, son incurie, ouais, payer très cher et sans les autres, loin de chez moi, j’aurais sans doute craqué. Son second m’a aidé et mon satané orgueil  m’a sauvé, impossible de m’avouer vaincu, de penser que cet enfoiré de patron était le plus fort et surtout que je devrais rentrer chez moi la tête basse face au regard apitoyé de ma mère et à la moue boudeuse de mon père.
Coupable. L’échec est toujours une culpabilité. Alors, j’ai ravalé ma rancœur, j’ai relevé la tête et je me suis battu.

- Alors Bernard, comment réagir à l’humiliation que tu as subie ?

- En lui opposant la dignité, comme dernier rempart au renoncement et à une défaite annoncée. Sur le plan personnel d’abord, réagir à l’humiliation par une dose d’orgueil supérieure, opposant un mur aux actes de harcèlement dont on est victime. Ensuite sur le plan collectif par l’aide des autres, ceux capables d’apporter une aide active, par l’action syndicale. Vers la fin de ma formation, j’ai enfin compris que le patron avait plus à perdre que moi dans une confrontation. J’ai contacté les syndicats, je me suis fait expliquer mes droits et je  les ai mis sous le nez du patron. Si vous aviez vu sa tête ; un simple apprenti, le contester, le mettre en cause… impensable ! Il n’en revenait pas. Pas tellement pour moi – j’arrivais en fin d’apprentissage- mais pour les autres, pour ceux qui ont peur, qui n’osent pas.

- Moi, poursuivit Guy Savenay en reprenant la parole, quand je l’ai planté l’Antoine Penard –qu’on appelait entre nous le Père Peinard- je l’ai baisé doublement. D’abord, parce qu’un compagnon aussi habile et pointilleux que moi, sans me vanter, c’est précieux, ça ne court pas les rues. Et surtout parce que je l’ai quitté pour rejoindre un concurrent qu’il détestait pour lui avoir soufflé plusieurs chantiers importants, ce qu’il apprit très vite par d’autres compagnons. Tout content du tour que je venais à ma façon de lui jouer. Lui, furieux d’avoir été joué et la rage au cœur d’avoir perdu.

- On peut toujours espérer que son humiliation lui serve de leçon et qu’il évitera à l’avenir la ruade vengeresse de l’âne, dit Jean-Paul. Mais vu l’expérience de Bernard, ça paraît peu probable.

- Effectivement. Le Père Peinard me fit une grosse colère et refusa de me régler mon dû. Je résolus alors de me payer sur la bête et il n’osa pas porter plainte. Finalement, je ne risquais pas grand-chose. Comme quoi, la manière forte…

- Quand on voit comment fonctionne la justice, je ne peux guère te donner tort marmonna Jean-Paul.

- N’empêche, enchaîna Guy, j’ai galéré pour retrouver du boulot. Je suis sûr qu’il m’avait grillé dans la profession et j’en ai bavé, trouvant de l’embauche ici ou là, des remplacements et des coups de mains souvent payés au noir. Le syndrome du chômeur, je connais.

- Saisissant la perche que me tendait Guy, je dis : « Voilà à quoi mène le chacun pour soi, même si ça peut représenter une solution personnelle. Il faut le dire avec force : chaque fois que nous sommes divisés, le patronat se sent plus fort et tente d’enfoncer un coin entre nous ».

- Voilà pourquoi on s’était organisé à l’époque et créé les bourses du travail pour gérer nous-mêmes la demande de travail, dit Jean-Paul.

- Et voilà aussi pourquoi les bourses n’ont pas fonctionné, fis-je remarquer ; parce qu’en fait, l’État ne fait pas son travail et que ce manque de volonté exonère les patrons de leur responsabilité.
Chacun se renvoie la balle dans cet immobilisme social.

- C’est bien vrai, lança Jean-Paul à la cantonade. À chacun sa place. Et chacun à sa place.

- En tout cas, ajouta Guy, cette instabilité qui me minait, ces boulots itinérants souvent sans intérêt me confortèrent dans l’idée de ne dépendre de personne, de devenir mon propre patron. Question de dignité. Au début, c’était super, je travaillais à mon rythme, j’étais plus détendu et optimiste mais j’ai assez vite déchanté, attestations et déclarations se multiplièrent… Avec ces gens-là, tout est compliqué… et le fisc est pire qu’un patron !

- Pourtant, remarqua Jean-Paul en montrant les murs de son bistrot, tu ne t’en es pas trop mal sorti. Je ne suis pas jaloux, loin de là, mais c’est charmant  ici et bien placé.

- Peut-être, peut-être… Mais y parvenir m’a pris des années… et puis je ne vous apprends rien, il faut apprendre à tricher ou en tout cas finasser avec le système… en connaissant bien les règles du jeu.

Je repris la parole, poursuivant toujours dans le même sens : « La solution est toujours collective, il faut le dire et le répéter, les règles, c’est à nous tous de participer à leur définition et à leur respect. »

À l’issue de cette belle tirade, personne ne broncha. Peut-être n’avaient-ils rien à ajouter, peut-être mes paroles étaient-elles tombées dans le vide ? Ce n’était qu’une discussion à bâtons rompus mais à défaut de refaire le monde, elle nous avait fait du bien, nous avait permis de nous mesurer.
Comme de jeunes félins qui s’amusent tout en se testant à coups de mots et d’arguments.   


<< Ch. Broussas – Savenay JP 6 - Feyzin, 30 juin 2015 - © • cjb • © >>

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