vendredi 27 mai 2016

Le journal d’Hildegarde


LE JOURNAL D’HIDEGARDE
Un tragique destin au VI ème siècle
Hildegarde dame d’honneur de la reine Frédégonde

CHILPERIC 1er ET FREDEGONDE.jpg

Chilpéric Ier et Frédégonde dans le Recueil des rois de France de Jean du Tillet  (1602).
Ière partie : L’héritage

On la disait cruelle et sauvage. Peut-être, et bien plus encore. On la jugera sans doute à l’aune de critères qui nous furent inconnus, nous qui vivons en un temps où pour beaucoup, survivre était déjà un tour de force, une raison de vivre. Moi Hildegarde, son humble servante, je puis attester qu’elle m’a toujours bien traitée, mieux en tout cas que la plupart des gens de ma condition et mieux que l’Histoire ne traite généralement les femmes. Bien sûr, elle avait cette soif de vivre, de réussir des gens de basse extraction qui veulent s’élever à toute force, quels que soient les moyens. .

Moi, sa douce servante, à la fois admirative pour sa force de caractère, sa volonté, sa détermination et effrayée par sa dureté, son peu de respect pour la vie, j’écris du fond des âges grâce à Ebroïn, ce moine qui m’avait recueillie, un sage qui m’apprit en secret à lire et à écrire à une époque où le savoir était grand pouvoir, où les lettrés étaient gens considérés. Et considérables. Ainsi m’élevais-je  au-dessus de ma condition ce qui était mal vu et parfois dangereux. Ebroïn recopiait inlassablement une épaisse bible, enliassait avec une patience infinie ses incunables  qu’il ornait d’enluminures pour apaiser les cieux et travailler à son salut. Quoi de plus noble que de servir ainsi le Seigneur Dieu.

Ma maîtresse s’appelait Frédégonde, un nom assez répandu alors, et cette idée de salut, elle qui ne croyait qu’en elle, la faisait beaucoup rire. Elle partait d’un grand éclat de rire, la tête inclinée en arrière, de sa voix forte et éraillée qui effrayait ses suivantes et le petit peuple de ses servantes. Ce qu’elle avait été autrefois, quand elle n’était encore qu’une jeune fille pauvre, maigre et mal fagotée, mais il fallait bien éviter de lui rappeler sa jeunesse pour ne pas encourir son ire terrible qui vous jetait à la rue sans un sol. Le pire qu’il puisse advenir à une fille de mon état. Du reste, j’étais bien la seule à connaître encore sa triste condition d’antan, ayant fait le vide autour d’elle, ayant écarté tous ceux et celles qui lui rappelaient son passé. Et je me gardais bien sûr de toute allusion, dussais-je parfois me mordre la langue.

Chez ces Francs qui avaient embrassé la religion catholique par calcul plus que par conviction, sur ordre  de leur chef Clovis qui ne plaisantait pas avec la discipline, le temps n’avait pas encore imprimé son empreinte dans leurs cœurs rebelles. En 561, deux générations après Clovis, quand j’ai commencé à rédiger ce journal, ce n’était encore qu’un vernis ; il suffisait de gratter un peu pour retrouver le paganisme des tribus venues du nord. « Mon grand-père Clovis, raillait Chilpéric, était un sacré gaillard qui excellait en ruses audacieuses pour parvenir à ses fins. Il connaissait les hommes, savait les jauger à leur juste valeur. Ce fut sa force. On ne lui arrive pas à la cheville. » Dans les banquets, quand l’ambiance s’y prêtait, il aimait raconter l’histoire de Clodéric,  fils du roi de Cologne qui tua son père, alléché par les promesses de Clovis. Il y perdit la vie et Clovis gagna le royaume de Cologne qu’il finit par annexer. Même si certains connaissaient l’anecdote, l’assistance hurlait de rire devant la bêtise de Clodéric et l’astuce de Clovis qui avait su d’emblée évaluer l’homme.

En cette année 561, le roi Clotaire venait de mourir et ses fils se réunissaient pour se partager ses dépouilles comme le voulait la tradition franque. Ils étaient quatre, fort bels hommes, des guerriers aux cheveux longs comme les appelaient leurs sujets gaulois, grands et blonds en général, et comme tous les hommes de leur temps, sanguinaires et sans scrupules. Le grand Clovis qui s’était converti pour asseoir son pouvoir et minaudait devant les clercs et les prêtres, avait au fond gardé ses mœurs barbares, exterminant sa parentèle pour étendre son pouvoir, conservant les coutumes franques de la polygamie et du partage de ses biens entre tous ses enfants, qu’ils soient légitimes ou non.

Venus de toute la Gaule avec leur cour et leurs leudes, ils cheminaient vers Soissons, l’une de capitales franques, pour se répartir l’héritage de leur père Clotaire, dernier survivant des fils de Clovis. Ils avaient déjà en leur temps régler de façon drastique le problème de succession au décès de leur frère Clodomir en assassinant ses deux fils. Le recours au meurtre pour gérer les questions d’héritage et de suprématie était donc une tradition tenace des familles franques, qui allait leur jouer de bien mauvais tours. Pour les quatre successeurs, par ordre chronologique Charibert, Gontran, Sigebert et Chilpéric, le problème était à la fois simple et ardu. Compliqué en apparence parce qu’à quatre, il semble presque impossible de trouver un accord, assez simple en fait puisqu’il suffisait de reproduire la situation précédente des fils de Clovis qui avaient aussi été  quatre à hériter des domaines de leur père.

J’étais du cortège qui se dirigeait vers Soissons, comme dame de compagnie de Frédégonde qui suivait son amant et maître Chilpéric. Cette histoire de polygamie compliquait tout, surtout que chaque roi pouvait avoir, outre l’épouse principale, des épouses secondaires et des concubines. Mais l’impressionnante mortalité infantile aidait à résoudre bien des problèmes successoraux, voire à les prévenir. On avait pris grand soin de préparer les bains et après un rapide passage par l’église Saint-Médard, les frères prirent les eaux au tepidarium de Soissons, passant ensuite au solarium pour se remettre des fatigues de la longue chevauchée qu’ils venaient de faire et se décrasser de la poussière du voyage. Comme d’habitude, le repas se prolongea et finit fort tard, après moult libations, les nombreux plats de viandes, les cuissots rôtis empoignés à pleine main, et le poulet tradition, bouilli, farci de farine et de safran,  servi avec une sauce faite d’œufs, de crème et de miel. Un délice selon les leudes invités au banquet.

Frédégonde maugréait en se faisant masser avec des onguents d’Italie que je mélangeai avec minutie selon ses indications, remâchant son ressentiment contre Chilpéric qui selon elle n’était pas assez pugnace et allait se faire rouler par ses frères. « Encore heureux que Chramne ne soit plus là pour tirer la couverture à lui, il aurait berné tout le monde comme il savait si bien faire avec ses belles manières et ses airs mielleux qui cachaient ses manigances et ses intrigues. Et pourquoi Chilpéric n’aurai-il pas tout puisqu’il est fils unique ! »

Frédégonde voulait dire que Clotaire avait été marié avec les deux sœurs, d’abord Ingonde qui lui avait donné trois fils puis Arégonde quand il avait préféré la sœur mignonne et jeunette à sa vieille compagne, la mère de Chilpéric. Frédégonde avait des raccourcis saisissants et un don particulier pour refaire l’histoire et arranger les parentèles. Quant à  Chramne, Clotaire l’avait eu avec une concubine nommée Chunsine. Il était imbu de lui-même, jaloux de ses frères légitimes  et en voulait à son père qui l’avait pourtant reconnu. Il fut le tourment de ses vieux jours, il le couvrait de cadeaux, pardonnait tout à cet enfant venu sur le tard, même une première trahison mais lors de la récidive, un nouveau complot avec l’aide de son oncle Childebert qui déclencha une guerre contre les BretonsChramne s’était réfugié, Clotaire fut implacable et Chramne fut sacrifié, attaché sur un banc et étranglé avec un lacet. Telles étaient alors les mœurs.  

Les quatre frères se ressemblaient peu. Charibert, le roi de Paris, glouton et peu loquace, se contentait de suivre la majorité, s’intéressant peu à la gestion du royaume, contrairement à Sigebert qui rêvait de porter loin sa bannière royale, d’être un nouvel Aétius, protecteur de l’empire romain et grand capitaine qui arrêta les Huns aux Champs Catalauniques où avait aussi combattu son aïeul Mérovée. Mais il fut un piètre chef de guerre défait à deux reprises par des tribus de Germains et ses fous espoirs de grandeur s’envolèrent. Il voulut alors s’imposer par la magnificence et le grand mariage qu’il fit avec une princesse Wisigothe flatta son orgueil mais fut cause des guerres fratricides qui sévirent par la suite.

Chilpéric eut l’occasion de leur dire sa pensée : Charibert ne pensait qu’à son plaisir, Gontran veut sauvegarder sa quiétude et son confort, faire le bien, être aimé et content de lui et Sigebert rêve de marcher sur les traces de ses aïeux, mieux même d’être le nouvel Alexandre menant ses troupes à la victoire. Juste le pouvoir et surtout pas son poids. Charibert grogna, rua un peu dans les brancards, Gontran resta sur sa réserve, sachant que répondre ne servirait à rien mais Sigebert persifla, dénonça son inconstance et lui dit crûment que s’il n’avait  ensorcelé par Frédégonde, il eût pu être un grand roi à l’égal de leur père.

J’avais une sœur aînée Ingarde qui était suivante chez le roi Gontran, l’un des quatre frères, roi assez débonnaire, bon avec son entourage et qui, contrairement à ses frères, n’avait guère d’ambitions, ne fantasmant pas de réunir de nouveau le royaume franc de Clotaire, d’égaler ainsi la gloire de leur père et de leur grand-père Clovis. Mais, comme disait ma sœur Ingarde qui avait bien  vécu, « les hommes faibles sont ceux qui ont un faible pour les femmes. A la parfin, elles les perdront. » Gontran, comme son frère Chilpéric, était de ceux-là.

Quand il fut roi de Burgondie, beaucoup de ses grands nobles, les antrustions, rêvaient de glisser dans la couche royale la plus belle et la plus aimable de leurs filles. Mais allez savoir pourquoi, le roi leur préféra une obscure  suivante de la fille de son conseiller principal, le référendaire Flavius, nommée Vénérande. Il s’enticha tant de la demoiselle qu’il l’installa dans son palais et en fit son épouse principale. Ma sœur était ravie de la servir, c’était une personne calme et effacée qui donna au roi un charmant bambin qu’il appela Gondebaud en l’honneur de ses sujets burgondes. Mais il se déprit de Vénérande et crut ajouter à sa gloire en prenant cette fois la fille d’un antrustion riche et puissant, Magnachar. Mal lui en prit d’épouser la belle Marcatrude qui fit le vide autour de lui, s’arrangea pour faire exiler son fils qui mourut peu après à Orléans empoisonné par l’âme damnée de la reine, l’un de ses suivantes nommée Dioscola qui fut confondue, avoua après une petite séance d’écartèlement et promptement liquidée. Vénérande décéda subitement et la reine Marcatrude aussi peu de temps après avoir gagné son exil.

Ma sœur en fut soulagée car la vie avec Dioscola devenait impossible. Les servantes de la reine trustaient les bonnes places et Dioscola avait ainsi des espionnes de partout. Ingarde devait constamment se méfier et réussit à passer au service du roi, même rabaissée au rang de simple servante. Gontran se retrouva veuf mais ses mésaventures ne lui servirent pas de leçon puisqu’il reprit aussitôt pour épouse Austrigilde, l’une des suivantes de la reine défunte. C’était une petite blonde languide, avec un petit air malheureux et l’air d’être ailleurs, si bien que Gontran lui demandait souvent de ses nouvelles, tentait d’aller au-devant de ses désirs. Mais des désirs, apparemment elle n’en avait point et le roi,  fort marri de son indifférence, s’en éloigna peu à peu… et se rapprocha de ma sœur..

L’année suivante en 562, Charibert le roi de paris mourut sans postérité. Il eut lui aussi beaucoup de tourments conjugaux et fut même excommunié pour avoir épousé une femme qui portait encore l’habit de nonne. Il fallut procéder à un nouveau partage, les efforts précédents, toutes les difficiles tractations menées par les frères et leurs leudes se trouvaient remises en cause. Ma sœur Ingarde, décidément fort en cour auprès du roi Gontran partagé entre ses deux capitales Orléans et Chalon, me rapportait les soucis de son maître qui craignait un affrontement entre ses deux frères. Ou plutôt se demandait quand il allait survenir. Déjà à la mort de Clotaire, Chilpéric avait tenté une manœuvre pour s’emparer du pouvoir mais la vive réaction de ses frères l’en avait vite dissuadé. N’empêche, la méfiance s’était installée et on savait la vive rivalité qui séparait Chilpéric et Sigebert. Gontran ne pouvant de toute façon rester neutre, essayait de dissimuler sa préférence pour Chilpéric et Sigebert, avec son caractère sourcilleux et soupçonneux, ne pouvait que s’en apercevoir rapidement.


Frédégonde et son fils Clotaire II

IIème partie : Sigebert et Chilpéric

Lors de la rencontre, Sigebert ne lâcha rien, fut cassant, intraitable. Il prêtait de sombres desseins à la moindre proposition de Chilpéric qui ne fit aucun effort pour comprendre son frère malgré les appels du pied de Gontran. Il le combattit avec un entêtement tel que tout compromis fut vain. Il en résulta un très mauvais accord, fait de nombreuses enclaves génératrices de conflits et de la partition de grandes villes, Paris partagé entre les trois royaumes.

Nous fûmes un temps séparées toutes deux lors de la première série de guerres qui ensanglantèrent la Gaule. Chilpéric, assez versatile dans ses engagements, s’était brusquement mis en tête d’imiter son frère Sigebert, « de mettre enfin de l’ordre dans sa vie » affirmait-il, mal à l’aise dans sa peau de cadet issu d’une autre mère que ses trois autres frères. Il arriva un matin comme un fou chez Gontran –je m’en souviens encore, j’étais dans la cour ramenant quelque provision- avec une cohorte de leudes déboulant au grand galop et réclamant aussitôt des palefreniers pour ses chevaux fourbus. Il déboula dans la salle à manger où mon maître Gontran prenait sa collation du matin, se jeta dans ses bras, volubile et nerveux, se lançant sans préambule dans des explications assez confuses. Puis il s’assit et engloutit une pinte de bière. Je me tenais en embuscade dans ma cuisine pour prévenir leurs ordres, apporter boissons et victuailles. Je m’en souviens très bien : on n’oublie pas de pareils moments. Je voyais Gontran assis jambes croisées et front soucieux. Cette visite ne lui disait rien de bon. Chilpéric parlait, gesticulait dans un grand état d’excitation.

C’est ainsi que le malheur s’annonça, c’est ainsi que j’ai appris le dessein de Chilpéric : mander au roi Wisigoth Athanagilde la main de Galswinthe la sœur aînée de Brunehaut. Copier son frère, lui qui se voulait si différent semblait ne plus vouloir assumer cette différence, former une vraie famille avec ses frères. Lui qui prenait toute chose avec désinvolture, devenait sérieux à défaut d’être réfléchi. Peut-on changer à ce point, peut-on vraiment contraindre sa nature et imposer à ses sentiments une telle discipline ? « Oui, répondait-il, j’ai répudié Frédégonde, je lui ai interdit de reparaître devant moi.  » Cette décision qui avait dû lui coûter, le mettait dans tous ses états et il semblait sinon effrayé, du moins encore étonné de son audace.

Tout semblait alors se dérouler à merveille. Belle cérémonie que ce nouveau mariage royal entre Francs et Wisigoths. On pensait ne plus redouter de nouvelles invasions des peuplades de Germains qui faisaient irruption dans nos contrées, pillaient et dévastaient puis repartaient aussi rapidement qu’ils étaient venus. Les Avars menaçaient encore l’Austrasie, le royaume de Sigebert, jusqu’aux abords de sa capitale Metz et les Lombards tentaient régulièrement de venir piller les grandes villes le long du Rhône, de Lyon à Marseille, pour la plupart rattachées au royaume de Gontran.

Grandiose cérémonie. Je revis ma sœur avec un plaisir infini et nous fûmes bien sûr inséparables pendant tout le séjour. J’appris que ma petite sœur était au mieux avec un échanson qui enchantait Chilpéric et avait ses faveurs les jours de fête. Il devait d’ailleurs se produire le soir des noces pour chanter aux jeunes mariés quelques lais et odes de sa composition. La bonne nouvelle est que nous pourrions désormais correspondre car contrairement à moi, elle ne savait ni lire, ni écrire. La plupart des grandes dames et des reines étaient dans ce cas, il n’y avait guère que Galswinthe et Brunehaut, élevées dans une cour raffinée qui enseignait aux grandes dames quelque humanité, qui échappait au sort commun de la condition féminine.

Les deux cours avaient bien fait les choses, les vins d’Espagne, de la vallée du Rhône et de Bourgogne, fief de Gontran, coulèrent à flot et l’on festoya pendant toute une semaine. Les femmes rivalisèrent d’effets de toilettes et les hommes de magnificence. La reine Galswinthe était une agréable personne, qui ressemblait à sa sœur Brunehaut, en plus réservée, d’une beauté moins éclatante mais aussi moins hautaine et imbue de sa personne. On n’avait vu en Gaule de si belle fête depuis fort longtemps, depuis la grande époque romaine disaient certains. Mais l’euphorie dura peu.

Chilpéric toujours aussi versatile, se laissa circonvenir par Frédégonde qui réussit à se glisser dans sa maison de campagne et à le reconquérir à l’issue d’une nuit mémorable paraît-il –il n’avait aucune pudeur devant son frère et les domestiques ne comptaient pas-  où elle commença par l’attaquer, se fit chatte et câline, s’humilia même pour mieux parvenir à ses fins. Mais l’objectif fut atteint et Chilpéric la ramena à sa cour et l’imposa comme dame d’honneur de la reine. Galswinthe céda, ne vit pas le danger –ce fut sa grande erreur- et sa vie devint un enfer. Frédégonde était une de ces araignées qui tissent leur toile patiemment et succombent sans avoir perçu le danger. Elle reconstitua son réseau de fit courir des rumeurs sur la reine, son infertilité, la déception du roi, leur mésentente, tant et si bien que Galswinthe convainquit Chilpéric de s’en débarrasser.

Le surlendemain, la reine Galswinthe fut trouvée morte dans sa chambre, empoisonnée. Tout le monde savait, Chilpéric par son laxisme s’accusait même du meurtre mais personne n’osa s’attaquer à Frédégonde et quelques jours plus tard, le roi toujours aussi inconséquent, en fit sa reine. Le crime avait payé. La famille renouait avec son passé de meurtres pour régler les problèmes, elle avait même trouvé en Frédégonde un modèle du genre comme elle n’en avait jamais connu. Immédiatement, sa sœur Brunehaut fit le siège de son mari pour que Galswinthe fut vengée. Mais Gontran s’interposa et conclut un « wergilt » un accord juridique entre les ennemis : le douaire des cinq villes cédé à Galwinthe, le « morgengabe », l’apanage octroyé aux femmes, était reporté sur sa sœur Brunehaut. Chilpéric, qui craignait la guerre, opina aussitôt mais dans la réalité, rien n’était réglé et Sigebert attaqua la ville d’Arles appartenant à Gontran.

C’était oublier que Gontran possédait le meilleur capitaine de l’époque, Eunius Mummolus qui temporisa et attaqua au moment opportun, et profitant de l’avantage, prit même Avignon qui appartenait à Sigebert. La première guerre fratricide finit par la défaite de l’Austrasie et, plus grave pour l’Austrasie, elle avait servi à resserrer les liens entre Chilpéric et Gontran

Sigebert Ier selon le Recueil des rois de France de Jean du Tillet. BNF. Miniature réalisée d’après la statue en métal de Sigebert Ier, érigée probablement au XIIe siècle, dans l’église Saint-Médard de Soissons. La statue représentait le roi assis sur un trône tenant un sceptre et la tête couronnée.          
         Sigebert 1er             Mariage de Sigebert et de Brunehaut (BNF)
IIIème partie : heurts et malheurs

L’année 572 fut l’année des malheurs, celle qui domina toutes les autres en calamités et en guerres. Juste avant le carême, les Dieux fatigués de ces querelles, se fâchèrent dans le royaume de Gontran d’abord où coulait le Rhône. Ce fleuve sujet à des crues redoutables se surpassa cette année-là envahissant toutes les villes sur son passage, de Genève à Marseille, dévastant tout, ravageant les plantations et laissant un paysage désertique imprégné d’une boue noire et épaisse.

A peine crut-on être sortis d’affaire, épuisés par plusieurs semaines d’un temps exécrable, qu’une nouvelle calamité s’abattit sur la Gaule, l’une de celles qu’on craignait le plus tant on était impuissants contre un tel fléau : la peste. La plus terrible : cette peste noire qui fauche les populations comme un tonnerre fait de soufre et de substances délétères qui consumerait tout en se nourrissant de la vie elle-même. Ingarde m’envoyait des lettres terribles où je sentais la peur et l’angoisse à chaque ligne. D’après elle, le mal était venu de Marseille, d’un vieux bateau plein de rats accosté au Vieux-port. On avait acheminé ses  marchandises contaminées remontant le Rhône de rigue en rigue, ces files de barges lourdement chargées, et de ville en ville. Moi, en Neustrie à Soissons auprès du roi Chilpéric, je risquais beaucoup moins que ma sœur à Chalon en Burgondie, surtout depuis que les frontières des royaumes avaient été fermées et certaines villes interdites. Tout s’était subitement arrêté, circulation, commerce, échanges, grands marchés et foires interdites, les familles restant claquemurées chez elles. Le mois suivant, je ne reçus plus aucune nouvelles de ma sœur, tout transport étant interdit, et je fus dès lors dans la plus grande angoisse sur son sort.

Par la suite, elle me révéla le calvaire subi par les gens de ces villes interdites où personnes ne pouvait plus ni entrer, ni sortir. Vivre ainsi en vase clos, sans plus de ravitaillement, la peur aux tripes, des jours d’un fol espoir et des jours de désespoir où la mort rôdait autour de soi. Ma sœur avait vécu cela dans le domaine royal, accompagnant le roi Gontran qui se morfondait dans son palais et voulait montrer l’exemple à son peuple. Elle ne m’en dira pas plus, submergée de larmes, d’images terribles qui lui revenaient au cours de sa narration.

Aux calamités naturelles succéda la guerre. Malgré les efforts de Gontran pour éviter l’irréparable, cette fois c’était évident : les deux frères voulaient la guerre ou plutôt leur femme. C’est pourquoi Gontran l’appela « la guerre des deux reines ». Je ne sais ce qu’il en fut en Austrasie chez Sigebert mais chez nous à Soissons, on fourbissait les armes. Quelle ne fut pas ma surprise de voir apparaître ma sœur qui suivait Frédégonde venant retrouver son mari qui se trouvait depuis la veille en grande conversation avec Gontran.

Mauvais signe. Frédégonde manifesta à mon maître une grande déférence,  tout  miel et suavité, demanda des nouvelles de tout le monde et se montra aimable avec la reine Austrigilde. « Comédie, comédie » devait ronchonner après leur départ Gontran, tournant sans arrêt autour de la grande table de la salle d’apparat. Ingarde me confirma les préparatifs de guerre, me confia que d’après les espions de son maître, Sigebert recrutait des spadassins, comme auxiliaires des tribus de Saxons dangereuses qui se paieraient sur le pays de rapines et de pillages et à qui de plus, on avait promis des apanages. De toute évidence, Chilpéric était venu à Chalon pour chercher un allié. Il avait dû sermonner Frédégonde qui en avait trop fait. On ne force pas impunément sa nature.

Après la Saint-Jean de l’an 573, les hostilités reprirent. Théodebert le fils aîné de Chilpéric prit  la Touraine et le Poitou mais Sigebert lui envoya une puissante armée qui lui livra bataille où il perdit la vie. Il repose désormais à Angoulême où son père et son oncle vinrent lui rendre un dernier hommage. La puissante armée d’Austrasie continua sur sa lancée, défit celle de Neustrie au point que Chilpéric dut fuir et se réfugier dans sa place forte de Tournai. C’en était fait du royaume de Neustrie, il n’en restait plus que bribes vite avalées par l’insatiable Brunehaut plus fière que jamais devant la tournure des événements.

Tout semblait perdu, Tournai désormais assiégée par Sigebert, Frédégonde en train d’accoucher d’un fils prénommé Samson. Dans l’heure qui suivit l’accouchement, elle était sur pieds, prête à élaborer en toute urgence un plan, de comploter avec deux espions qui arrivaient du camp de Vitry où s’était installé Sigebert, qui l’informaient de la situation et à qui elle donna de mystérieuses fioles qu’ils enfouirent dans leur poche.

Dans le camp de Vitry à quelques lieues de Tournai, c’était l’euphorie de la victoire, la fête même pour les soldats qui participaient à la liesse générale. Des tréteaux avaient été dressés en toute hâte, d’énormes broches tournaient à plein et exhalaient leur bonne odeur de viande grillée. Sigebert, superbe dans sa tenue de combattant se laissa happer par ses dignitaires et hisser sur un grand bouclier, tandis que la foule rassemblée hurlait sa joie et la formule rituelle comme une litanie : « Longue vie au roi Sigebert, longue vie au roi Sigebert … » Dans l’exaltation des festivités, dans la ferveur de ceux qui entouraient le bouclier, personne ne remarqua deux hommes qui s’approchaient lentement du roi en jouant des coudes et, quand il se baissa pour écouter son chambrier Charégysèle, l’un d’eux lui porta un violent coup de sa longue dague, sa scramasaxe, dans l’abdomen.

Sigebert s’écoula sans un cri et tomba lourdement du bouclier dans les hurlements effarés de la foule. Son rêve de réunir la Neustrie et l’Austrasie venait aussi de s’écrouler. Ainsi finit en cet automne de l’an 574 la première guerre des deux reines.

Sur son catafalque, le roi Sigebert gisait, drapé dans ses attributs, vêtu de sa cape de pourpre constellée de têtes de taureaux en or, avec au cou des chaînes d’or composées de runes symbolisant Wotan, à ses côtés une lance à  pointe d’argent et une cassette sculptée de son emblème. Sous le coup de l’émotion, le futur Saint-Germain gronda et s’écria : « Voici ce que dit le Seigneur par la bouche de Salomon : "celui qui aura creusé une fosse à son frère y tombera lui-même". »
Paroles prémonitoires.

           
Concile de Paris, 577                Siège de Tournai, 575


IVème partie : Au service de Chilpéric

Moi Hildegarde, simple servante promue dame d’honneur de la reine Frédégonde puis, à mon grand soulagement, gouvernante du roi Chilpéric -promotion fort peu courante à l’époque et dont je suis très fière- je jure sur les reliques de Saint-Martin, la tête de ma nièce Hultrogothe, que je ne relate ici que la stricte vérité, tout ce que j’entendis, transparente, attendant un signe pour porter à mon maître quelque en-cas, une bière, un vin au miel ou ce vin épicé dont il raffolait. Également, tout ce qui me fut rapporté par ma sœur  placée auprès du roi Gontran, dont je réponds comme de moi-même, ma sœur adorée dont le silence est garant de sa condition. Ainsi en va-t-il du sort des humbles et des serviteurs à la cour des grands.

J’ai eu dans ma vie une chance inouïe. Notre père n’était qu’un petit palefrenier travaillant à la coir du roi Clotaire 1er et ma mère une obscure chambrière d’une dame d’honneur de la reine Radegonde. Toute petite, je fréquentais l’abbaye avec ma sœur Ingarde, nous aimions les odeurs d’encens, les ostensoirs cuivrés qu’on frottait avec un mélange de cendre pour les faire briller, les cierges qui éclairaient le visage radieux de la Vierge Marie, la voix flutée du père Alcuin qui résonnait sous les hautes voûtes de l’église abbatiale. Il nous aimait bien, disait en souriant que nous étions fort éveillées pour nos âges et que nous ferions d’excellentes servantes du seigneur.

Mais la vie en a décidé autrement. En cachette, il nous a inculqué les rudiments de lecture et d’écriture. Aussi souvent que possible, je me cachais dans la grande bibliothèque où régnait une étrange odeur d’encre, de cuir et d’encaustique, assisse dans un coin sombre et feuilletant tout ce qui me tombait sous la main. Le père Alcuin me conseillait parfois, notait des passages de la Bible ou me prêtait son recueil des morceaux choisis de Saint-Augustin, son préféré. Il me le citait en exemple, me disant : « Vois-tu cet homme devenu saint n’a été dans son jeune âge qu’un pêcheur, un homme marié attiré par les plaisirs de la vie et de la chair, un homme qui a fini par trouver sa vraie voie, son chemin de rédemption. Puisse son exemple servir dans les siècles des siècles ! » Puis il se signait et restait un long moment silencieux, pénétré de sa foi et priant intérieurement. Parfois, il me parlait de la mère de Saint-Augustin qui devint sainte elle-aussi, Sainte-Monique qu’il priait souvent et je priais avec lui, la vie difficile des femmes assujetties aux hommes et à terre, me donnait à lire des extraits de "Les Confessions", « tu y trouvera un témoignage édifiant sur l’homme qui se trompe, se fourvoie mais toujours à la recherche de la vérité », ou des extraits de « La Cité de Dieu », « car tu trouveras là l’essentiel de la voie qui conduit à Dieu ».

Les hommes en ce temps craignaient Dieu, soucieux à chaque instant de gagner leur salut, de ne pas offenser le seigneur qui pouvait se venger des hommes et déverser sur eux sa colère, des trombes d’eau noyant le royaume, tuant les hommes et les bêtes, ravageant les récoltes, lançant de terribles maladies, la peste qui souvent partait d’un port et envahissait le pays, y semant mort et désolation. Le père Alcuin nous parlait comme à des adultes, ma sœur et moi, de ses travaux pour réconcilier le Latin qu’il apprit au séminaire et la langue du peuple faite de Latin et d’une mouture d’une langue germanique, le Franc salien.

En riant doucement, il nous disait qu’on parlait le "neustrien", un Latin écrit à la mode franque et mâtiné de mots ‘barbares’, qu’on avait parfois quelque difficulté à se comprendre avec les gens d’Oc et même avec nos voisins les Austrasiens et les Burgondes. C’est aussi lui qui nous a initiées à la fabrication des tablettes de cire sur lesquelles j’écris cette chronique. Quand nous fûmes séparées ma sœur et moi, je suivis à Soissons l’abbé Alcuin à la cour du roi Chilpéric qui s’intéressait lui aussi à l’évolution de la langue écrite, écrivait des poèmes en langue ‘vulgaire’, tandis que ma sœur Ingarde rejoignit la cour de son frère le roi Gontran à Chalon.

L’évêque Grégoire de Tours, l’un des plus hauts dignitaires de l’église,  vint un jour s’entretenir avec mon maître et évoquer les événements qui suivirent le meurtre du roi Sigebert, surtout la lamentable histoire du prince Mérové, le fils aîné de Chilpéric depuis la mort de son frère Théodebert tué en Touraine dans une bataille contre le neustrien Gontran Boson. Ce triste épisode fit bien rire toutes les cours des royaumes de Gaule, une épopée sans gloire que même un piètre ménestrel n’aurait osé inventer. Si j’ai bien compris les propos tenus par mon maître -je dus m’absenter un moment de mon poste pour aller illico rendre compte à la reine Frédégonde bouillant de rage dans ses appartements- le prince Mérové qui devait surveiller la reine Brunehaut bloquée à Paris, s’en toqua tant qu’il fit tout pour lui être agréable et en oublia de remplir sa mission.

Malgré sermons et pardon de son père, il remua ciel et terre pour retrouver sa belle qu’on avait exilée et prit des risques insensés dont je vous épargne les détails. On assista à une comédie jamais vue dans cette dynastie qui en avait pourtant vue d’autres. Chilpéric, si colérique à l’ordinaire, fut d’une patience infinie. Mais il piqua grande colère quand il sut par ses espions que Prétextat l’évêque de Rouen, contre toutes les règles, avait célébré leurs noces. Cédant aux supplications de Mérovée, il avait procédé à cette union incestueuse du neveu avec la veuve de son oncle. Il s’en suivit un feuilleton grotesque pour certains, extravagant pour d’autres, où l’on vit Mérové se déguiser en laïc pour se réfugier au sanctuaire de Saint-Martin à Tours, le petit Childebert, fils de Brunehaut et futur roi d’Austrasie, être caché dans une grande gibecière et descendu par un jeu de cordes jusqu’à la chaussée où, par étapes, il put regagner Metz sa capitale. Ainsi le voulut Chilpéric qui répugna à annexer le royaume de son frère Sigebert, ce que d’aucune lui reprochèrent comme une faiblesse. On vit ensuite la reine Brunehaut piteusement cachée avec Mérové dans une petite église en bois à Saint-Martin d’où ils sortirent,  pâles et effrayés, pour se trouver face à Chilpéric plein de ressentiment et de pitié aussi pour ces pauvres tourtereaux.

Proscrit de toutes parts, refoulé d’Austrasie, le prince Mérové se réfugia à Reims et fut trahit par les gens de Thérouanne qui, espérant moult récompenses, le livrèrent à son père. Le prince ne put supporter pareille déchéance et se fit transpercer le corps par Gaïlen, son meilleur ami. Ainsi le voulait la coutume franque. Lorsque le roi arriva de Soissons, il se laissa tomber sur le corps inanimé de son fils puîné. Désespéré par cette disparition, il s’enfonça dans une grave dépression qui dura une bonne année. Il errait dans son domaine de Vitry pendant des heures, l’esprit évanescent, sans forces et sans volonté, fuyant Frédégonde et son grand ami et homme de confiance le duc Ansoald, et chose impensable, ayant même perdu le goût de la chasse.

L’évêque de Rouen Prétextat fut traduit en justice pour avoir marié Brunehaut à Mérové en dépit du droit canon et pour avoir dépouillé la reine d’une partie de ses biens. Les hauts prélats du concile que réunit Chilpéric répugnèrent à condamner leur pair : certains aussi compromis que Prétextat repoussèrent toute idée de condamnation, d’autres refusèrent de juger l’un des leurs ou d’indisposer la reine Frédégonde qui manœuvrait en sous-main ses obligés. Seul l’évêque Grégoire de Tours tenta de restaurer l’autorité du concile mais son intransigeance ruina ses efforts. Prétextat fut condamné pour la forme, vécut en exil, revint en grâce et fut finalement assassiné sur ordre de Frédégonde.

Pour continuer dans les malheurs, je fus le témoin bien involontaire de la mort du prince Clovis, le dernier fils de Chilpéric et de la reine Audovère. Clovis, tête folle qui voulait venger la mort de ses frères et proclamait haut et fort qu’il ravira la couronne de son père, fut convoqué à Chelles où la cour de Neustrie se rendait souvent.  Á peine arrivé, il s répandit en imprécations contre Gontran Bosan, son père Chilpéric et surtout Frédégonde qu’il haïssait. Le roi, lassé de ce fils indomptable et rebelle le laissa aux mains de Frédégonde qui en profita pour le faire promptement occire en simulant un suicide.

Je puis attester en l’occurrence qu’il s’agit bien d’un meurtre perpétré par les sbires de Frédégonde, malgré ses dénégations et sa mise en scène. Personne ne fut d’ailleurs surpris à la cour, chacun connaissant leur haine réciproque et sachant bien comment cela finissait avec la reine. Mais le roi Chilpéric a toujours été d’une faiblesse coupable à son égard, subjugué par ses manières et son magnétisme. Contrairement à Mérové, le roi n’exprima aucune peine et sembla indifférent à la mort de son enfant. Trop de chagrin tue le chagrin et moi qui le connais bien pour l’avoir servi longtemps, je sais ce qu’il en fut de son désarroi face à ces coups du sort. Il n’avait plus guère de larmes, terrassé par la mort de ses six garçons, les trois aînés que lui avait donné Audovère ainsi que les trois fils de Frédégonde, morts en bas âge, Samson mort à 4 ans en 579 et les deux autres emportés par une épidémie de dysenterie l’année suivante.

Malheureusement, le roi Chilpéric était tellement sous la coupe de sa femme, sous l’emprise de ses sens qu’il lui pardonnait tout, ses terribles colères, sa jalousie féroce, ses manipulations, ses peurs et sa méfiance qui l’entraînaient à s’entourer de créatures interlopes qui maniaient le philtres, les tarots et le poison, d’espions dévoués à l’occasion virtuoses du poignard, « elle me submergeait de toutes parts, elle m’absorbait » confia-t-il un jour à son frère le roi Gontran.

Frédégonde, vous l’avez sans doute noté, était femme d’excès. Elle se jetait dans des états épouvantables frisant l’hystérie, entourée de sorcières et de pythonisses qui donnait à sa suite une ambiance bizarre, suspicieuse et mystérieuse, que je fus bien aise de quitter pour passer  au service de son époux le roi Chilpéric. Elle fut ainsi lors du décès de ses deux jeunes enfants lors de la grande épidémie de dysenterie qui sévit en 580. Elle si mystique y vit une punition divine de ses excès, de sa rapacité à lever l’impôt, de sa manie à amasser l’or et les riches étoffes importées à grands frais.

Elle parcourait couloirs et pièces de ses appartements en tous sens, hurlant, gesticulant, s’arrachant les cheveux. Le roi m’envoya pour tenter de la raisonner mais à peine j’eus franchi la seuil de sa chambre de réception que je la vis déchirer convulsivement ses livres de comptes et les jeter au feu. Puis elle se précipita chez le roi son époux en hurlant de plus belle, lui intimant de procéder de même, de jeter au feu ses livres de comptes, étoffes de valeurs et braies d’apparat. Ce qu’il s’empressa de faire.
Le lendemain, elle semblait avoir oublié les événements de la veille et se comportait comme si de rien n’était.

D’autres fois, surtout quand elle était consciente d’avoir manqué à son époux, pour l’amadouer quand elle sentait qu’elle était allé trop loin, elle savait se faire chatte et cajoleuse, satisfaire un appétit qu’il avait fort   développé comme beaucoup des descendants de Mérové. Ne dit-on qu’il fut la cause du décès de son frère Charibert, le roi de Paris ? Mais Chilpéric n’était pas dupe, trop fin pour se laisser duper, trop faible pour s’en délivrer, il voyait bien ses manigances, ses talents d’actrice mais il en avait pris son parti. Quand son frère Gontran –qu’il aimait portant de tout son cœur- lui rappelait ses devoirs de roi, il s’emportait, s’en voulant de ne pouvoir se contrôler davantage et d’idolâtrer cette femme qui lui avait valu tant de déboires. Il s’en voudrait toujours du meurtre de son frère Sigebert, confiant à Gontran « je suis complice car je n’ai rien su empêcher ». Il ne fit rien à l’époque pour envahir l’Austrasie et l’annexer, préférant laisser s’instaurer une régence au profit de son neveu, le petit Childebert, le fils de Sigebert et de Brunehaut. Son remords et sa façon de se racheter.

Gontran ne se gênait pas pour lui rappeler son inertie face aux incartades de sa femme et les regrets qu’il éprouvait ensuite, jouant les philosophes, parlant d’avenir pour mieux fuir le passé. Seul son frère Gontran pouvait se permettre ces réflexions sans encourir son ire, lui dire que ce mélange subtil de quête spirituelle et de recul ironique n’était qu’une façon de nier la réalité. Gontran –ma sœur qui le servait me l’a confirmé- était assez différent de ses frères, sans grande ambition, sans cette idée fixe de Sigebert ou même de Chilpéric dans une moindre mesure, de vouloir réunifier le royaume franc, égaler ainsi en pouvoir leur grand-père Clovis et leur père Clotaire.

Á Genève, terre de Gontran, où les deux frères se rendirent comme en retraite avec une petite escorte dont j’étais, Chilpéric, féru de Latin, caresse Polymnie la muse de la poésie lyrique, joue au ménestrel en chantant ses poèmes à l’assemblée de ses commensaux. Une fois, les servant dans l’une des vastes tentes montées pour la circonstance, j’entrai au moment où Chilpéric s’exclamait : « La fascination des hommes pour la femme ne tient pas à sa beauté, selon une idée fortement répandue, mais dans la vitalité qui en émane ; ce que l’homme constate sans comprendre et que pour cette raison il vénère. »

Mais y a-t-il quelque chose à comprendre hors du mystère de la création ! Á voir la mimique de Gontran, c’était dévoiler le ressort secret qui le liaient à Frédégonde. Sur le plan religieux, il se rangeait parmi les sceptiques avec parfois des bouffées de foi, quand il ne trouvait plus assez de raisons pour croire à la raison. Il aimait citer Tertullien dont il respectait la rigueur et l’ascétisme pour lui inaccessibles, qui prétendait que plus on voulait lui démontrer l’inanité de la foi, plus sa foi se renforçait. Á vouloir trop démontrer, on arrive à perdre ses raisons. Mais il savait bien que la foi des hommes varie, elle n’est jamais plus grande que dans le malheur et elle refroidit dans l’insouciance.

De son côté, ma sœur Ingarde me contait les heurts et malheurs de son maître Gontran avec deux frères, Sagittaire et Salonius, qu’il avait élevés au rang d’évêques sur la recommandation de leur parent Nizier, le saint évêque de Lyon qui faillit bien trépasser quand il apprit leur inconduite. Sitôt nommés évêques de Gap et d’Embrun par leur souverain, ils se livrèrent à des ripailles et débauches les plus éhontées, volant et malmenant leurs gens. Le roi Gontran eut beau faire preuve de clémence par égard pour l’évêque Nizier, ils recommencèrent de plus belle violences et débauches. Condamnés par un synode, ils furent emprisonnés à Chalon mais ne tardèrent point à s’évader, jetant le trouble dans la région à la tête d’une bande de brigands. Heureusement, disait en soupirant le roi, Saint-Nizier mourut entre temps sans assister aux dernières frasques de sa lignée.

Les rois aux cheveux longs éprouvaient bien du mal à gouverner leurs royaumes, pris entre le pouvoir exorbitant des évêques qui, dans les grandes villes, dominaient souvent le représentant du roi -Chilpéric s’en plaignait souvent en levant ses grands bras en signe d’impuissance- et les manœuvres des Grands, les antrustions, seuls maîtres sur leurs terres. En fait, le pouvoir était très morcelé entre ces trois puissances, le roi ayant peu de poids face à l’Église et répugnant à s’immiscer dans le fonctionnement des grands domaines. La dynastie paraissait parfois bien fatiguée avec les deux rois vieillissants Chilpéric et Gontran dont tous les fils étaient morts, et le jeune Childebert II en Austrasie tenu en tutelle par les grands antrustions Rauching, Ursion, Berthefred et Wandelen.

La faiblesse du pouvoir royal aiguisait maints appétits, jetant un voile sombre sur l’avenir. Le temps de Clovis était bien loin, qui faisait tomber des têtes quand on lui résistait.


Grégoire de Tours devant le roi Chilpéric 1er (BNF)
Vème partie : Le complot de Gondovald  (Journal d’Ingarde)

Je reprends aujourd’hui la plume en hommage à ma sœur Hildegarde, disparue prématurément. Dure époque où les épidémies ravagent l’Empire, semant désespoir et terreur parmi les populations et pour moi plus précisément la douleur d’avoir perdu ma sœur bienaimée.

Moi, sa sœur Ingarde, camériste auprès du roi Gontran, j’ai décidé de prendre sa suite et de continuer cette chronique sur la vie au temps des rois aux longs cheveux, les petits-fils de notre grand roi Clovis qui nous a unis et soumis au Dieu tout puissant. J’espère pouvoir graver dans la cire les événements dont je serai le témoin jusqu’à la fin du règne de mon maître, celui qu’on nommait déjà « le bon roi Gontran ».

D’un caractère sceptique, il ne se faisait guère d’illusions sur le sort de sa lignée, minée de l’intérieur par des luttes intestines continuelles et menacée d’invasion par les peuples barbares Vandales, Ostrogoths ou Lombards. Au moment où je reprends la plume en 581, le royaume est menacé d’implosion par un antrustion austrasien le duc Gontran Boson –responsable de la disparition des deux fils aînés de Chilpéric- un manipulateur voulant placer sur le trône Gondovald, un pseudo fils naturel de Chilpéric, que le roi se refuse évidemment à reconnaître, poussé par les Austrasiens et même par l’empereur d’orient Tibère II, « pâle descendant de Justinien » raillait Chilpéric bien renseigné sur ses agissements. Il avait en effet reçu Gontran Boson en véritable émissaire officiel et  avait versé des subsides au comploteur.

Chilpéric en avait les preuves qu’il mit avec ravissement sous les yeux de son frère, fort soucieux de ces mauvaises nouvelles. En fait, Tibère II jouait un jeu subtil de balance entre les trois royaumes francs, espérant sans doute les déstabiliser et regagner la confiance du pape. Gondovald le ballomer, ainsi nommait-on de façon péjorative un prétendant au trône, n’était qu’un simple atout dans cette partie qu’avaient engagé les Austrasiens soutenus par l’empereur. Boson réussit à rallier au complot Éberulf le chambrier de Chilpéric et Mumolus le général chef de l’armée du roi Gontran. Deux belles recrues fort dangereuses, qui témoignaient de l’importance du complot et plongea mon maître dans une profonde affliction. « Á qui se fier, à qui se fier mon dieu » marmonnait-il en marchant dans son jardin intérieur. C’était pour lui grande perte que la défection du général Mummolus, homme de basse extraction qu’il avait élevé aux plus hautes fonctions. Et pour qui il avait grande affection.

Tout ceci fut confirmé par la capture de Boson et de sa famille qui s’était imprudemment aventuré  sur les terres de mon maître. Il avoua ses turpitudes devant toute la cour burgonde, antrustions et leudes réunis,  assemblée par les soins de mon maître. Magnanime, Gontran lui laissa la vie sauve, le renvoya en Austrasie où il fit tant qu’il regagna la confiance de ceux qu’il avait trahis. Chilpéric s’en gaussait, admirant la performance : « il est fort, vraiment très fort ce Boson qui fait passer ses vils  mensonges pour paroles d’Évangile. » Mais il ne perdait rien pour attendre.

Il faut que j’évoque maintenant la stratégie mise au point par les deux frères Chilpéric et Gontran pour contrer les visées de leurs ennemis  Austrasiens et les autres membres du complot affidés à Gondovald pout le place ensuite sous leur tutelle. Chilpéric feignit de s’allier aux Austrasiens contre son frère, signa avec eux un accord de coalition mais en fait, il n’avait aucune intention belliqueuse contre son frère et manœuvrait pour gagner un temps précieux et régler leur compte aux comploteurs. Jeu complexe et risqué qui faillit rapidement mais permit à Gontran de remporter une belle victoire sur les coalisés au nord d’Orléans sur la route de Paris et à Chilpéric se retrouver sa liberté. Ils avaient au moins tué dans l’œuf la coalition.

Il fit un retour triomphal dans sa capitale Chalon, on priait Saint-Aignan dont le roi portait un pouce en talisman autour de son cou. Déjà à Orléans, ils avaient défilé parmi une foule compacte, enthousiaste, aspergés d’eau bénite, précédés de croix et de cierges. Á Chalon, l’accueil fut encore plus chaleureux, la liesse fut telle que les gens d’arme et les miliciens réquisitionnés pour la circonstance furent dépassés, débordés à plusieurs reprises. Mais tout se passa bien malgré ces quelques débordements. Gontran, radieux, saluait la foule à la romaine, sans ostentation toutefois selon son tempérament.

Toujours précédé du clergé entonnant des hymnes à la gloire de Dieu et du roi, le cortège parcourut des rues aux maisons pavoisées, décorées de tapisseries, de tentures aux armes de la ville, accueilli devant l’église par les membres des confréries et des corporations porteurs de présents. La ferveur populaire atteignit son summum quand les grands leudes déployèrent sur le parvis les bannières multicolores prises à l’ennemi. Derrière eux, massés le long des marches, attendaient les ‘matriculari’, les indigents recensés qui n’auraient manqué pour rien une cérémonie si propice aux généreuses aumônes.

Malgré toute cette reconnaissance, mon maître supportait ces guerres infinies, traînant ensuite pendant des jours sa solitude dans un palais lugubre où erraient encore les mânes de la reine Austrigilde et de ses deux petits enfants disparus. Même les efforts de Flavius, son référendaire et son ami, ne purent chasser ses idées noires. Il lui présenta pourtant les meilleurs partis du royaume, des jeunes femmes avenantes et froufroutantes, rien n’y  fit et, à part les fêtes données pour Noël, aucune réception digne d’un roi ne vint égayer le palais.

Ce fut alors que je me liais d’amitié avec Panilla, la femme de Flavius. Elle s’occupait de notre maître, nous parlions de la vie du palais, de son moral et dès qu’elle apparaissait, j’étais ravie. C’est ainsi que j’appris son désir de prendre pour héritier son jeune neveu Childebert II, le roi d’Austrasie ainsi que la reprise imminente de la guerre, contre Chilpéric cette fois-ci selon le jeu de la balance. Il s’agissait toujours de dissocier l’alliance entre Gontran et Chilpéric pour les combattre et les vaincre l’un après l’autre. Décidément, le piège devenait grotesque. Par contre, le choix de son successeur passait mal en Burgondie où on aurait préféré se lier aux Neustriens. Mais Gontran semblait refuser tout projet matrimonial et tout rapprochement avec la Neustrie tant qu’y règnerait Frédégonde.   

De mon côté, je lui expliquais les raisons de la haine entre les deux reines Brunehaut et Frédégonde, l’empire qu’exerçait cette dernière sur les sens de Chilpéric et le pouvoir qu’elle exerçait sur certains antrustions et certains évêques. Comment, en ce moment même, elle aidait les Austrasiens par haine contre son beau-frère notre maître accusé d’avoir trop d’emprise sur son frère. En fait, elle était jalouse de l’entente et la tendresse entre les deux frères ; elle aurait voulu Chilpéric pour elle toute seule, et à ses pieds.

En ce début d’année 584, son triomphe était complet et elle allait le claironner à sa manière aux confins des terres mérovingiennes : elle venait d’accoucher d’un fils, elle venait de donner un héritier au roi Chilpéric, le futur Clotaire II. Dans le même temps, elle réussit à marier sa fille Rigonthe avec Reccared, l’héritier de la couronne wisigothe. Sa fille serait ainsi bientôt reine d’Espagne. Quelle revanche pour la jeune fille  franque de basse extraction ! Quel pied de nez à Brunehaut, fille d’un roi Wisigoth ! Double victoire qu’elle fêta avec les excès dont elle était coutumière. Rigonthe quitta Paris dans un char recouvert de plaques d’argent, conduit avec des rênes en or. Les chars qui suivaient regorgeaient de richesses et de tissus précieux, au point que certains antrustions s’en offensèrent.

Frédégonde n’eut  pas le triomphe modeste, emboucha les trompettes de la renommée, laissant entendre qu’elle devenait cogérente de la Neustrie avec Chilpéric et qu’elle convoitait la Burgondie de notre maître. Fanfaronnade qui bien  sûr se répandirent et  arrivèrent aux oreilles du roi Gontran et de la cour outrée de tel propos. Perspective qui me faisait frémir tant ma sœur m’avait brossé un portrait peu ragoutant de la reine Frédégonde au temps où elle la servait.

De son côté, Chilpéric était assez soucieux -et beaucoup lus lucide- puisque, un jour qu’il rendait visite à son frère à Chalon, lui demanda avant de prendre congé, au cas où "les choses tourneraient mal", d’être le protecteur de son royaume et de Frédégonde –c’était beaucoup lui demander- de porter son nouveau-né sur les fonds baptismaux. Que signifiait cette vague formule, Chilpéric pressentait-il une fin prochaine ! Gontran se montra circonspect, mettant cette remarque lancée alors qu’il prenait congé, sur les derniers événements et le caractère "soupe-au-lait" de son frère.
La suite devait lui donner tord.

   L'évêque Prétextat, vitrail Rouen
VIème partie : La fin des petits-fils de Clovis

« La nouvelle m’atteignit avec une telle violence que j’en demeurai abêti, sans réactions : mon frère adoré Chilpéric venait d’être assassiné dans son domaine de Chelles où il se reposait depuis quelques jours, au retour d’une chasse à la nuit tombée. Son fidèle Friard se rua bride abattue pour jusqu’à Chalon pour se jeter à mes pieds et me conter les circonstances de l’attentat qui coûta la vie à mon frère. » Voilà en quels termes mon maître parla à son ami Flavius avant de s’effondrer sur une chaire à bras. Il fallut attendre le lendemain pour qu’il puisse continuer et relater les propos de Friard sut la tragédie qui s’était déroulée à Chelles, laissant le royaume de Neustrie à la merci des Austrasiens. Á n’en pas douter, le coup fatal venait d’eux, ils y avaient trop d’avantages pour qu’il en fût autrement, et mon maître n’osait imaginer que Frédégonde puisse y être mêlée de quelque façon.

Certains y songeaient dans l’entourage du roi ; elle avait tant fait et tant trahi qu’elle avait usé la confiance des meilleurs. Flavius mit en garde le roi sur les pouvoirs maléfiques de cette femme, « méfiez-vous d’elle, ô mon seigneur, elle est habile à circonvenir les hommes, à flatter leur ego et à profiter de leurs faiblesses. Je l’ai déjà vu dans ses œuvres et ses rets sont diaboliques ». « Je sais, je sais, répliqua mon maître, grognon, même ce pauvre Chilpéric y avait succombé, qui ne se résolut jamais à la répudier. Et pourtant, il y avait matière, mon Dieu oui ! » Il marmonna qu’il aurait dû suivre la leçon d’Ulysse et s’enchaîner à un mât pour résister aux charmes de la sirène. Il savait tout de ses faits et gestes par une espionne de son entourage.

La nuit même du meurtre, prise de panique, elle avait fui précipitamment –emmenant quand même ses trésors dans plusieurs chariots –pour se réfugier à Paris dans la cathédrale Saint-Étienne. Elle n’osa se montrer à la cérémonie funèbre qui eut lieu la semaine suivante dans l’église Saint-Vincent à Paris. Mon maître tomba ensuite dans une torpeur telle qu’il dépérit rapidement. Je le soutins de mon mieux, grandement aidé par Panilla et Renata sa protégée qui, par la suite, devait devenir sa concubine. Elle ne cessait de répéter : « Mais qui diable le haïssait au point de vouloir sa mort ; qui donc mon Dieu ! »

Frédégonde n’avait pas son pareil pour fasciner les hommes et leur faire perdre tout jugement. J’ai toujours été ulcérée par ce pouvoir inné, impalpables,  qu’ont certaines femmes d’inspirer une telle passion aux hommes de toute condition. Il doit y avoir action furieuse du diable, un maléfice hors d’entendement et de toute punition divine. Ne vous récriez pas, ce n’est pas tant jalousie qu’incompréhension devant  cette injustice. Je dois cependant reconnaître qu’elle ne baissait jamais les bras devant l’adversité. Après le meurtre de son mari, ce coup du sort qui la meurtrie plus qu’il n’y parût, elle n’était plus rien. Elle tenta alors de repartir de zéro, fit taire ses sentiments pour conquérir le roi Gontran, fourbissant à  nouveau ses armes redoutables.

Me reste encore en mémoire un épisode de cette époque où nous résidions encore à Paris, elle dans son sanctuaire de la cathédrale, mon maître logeant aux Thermes. Un jour il l’invita à partager son repas puisqu’elle restait malgré tout sa belle-sœur. Face aux remarques acerbes du roi sur son inconduite, elle répliqua sèchement de sa voix rauque et chaude, les traits de son visage se crispèrent, agrandissant des yeux plein d’éclats sombres qui me firent frissonner. Jamais je ne l’avais vue ainsi et j’avais quelque peine à croire ma sœur Hildegarde quand dans ses lettres elle m’en faisait part. Maintenant, je n’en doutais plus : dans un de ses colères terribles, elle était capable de tout. Á ce moment précis, elle était toute haine et détermination. Puis subitement, elle se reprit, se fabriqua un beau sourire, montra sa belle  dentition qui pouvait mordre ou charmer, ses traits se détendirent, sa voix se fit plus chaude et ses bracelets d’or se mirent à rythmer ses grands gestes. La tension était retombée et de nouveau, elle se fit chatte.

Á travers ces images, elle transparaissait dans toute la  splendeur de ses 40 ans, sa présence charnelle et ses yeux gris-bleu si lumineux qui distillaient si bien le chaud et le froid. Une femme d’attrait-répulsion. Elle joua alors le grand jeu et je faillis lâcher mon plateau de rafraîchissements et de friandises quand, revenant des cuisines, je la trouvai nue,  languissante et lascive, étendue de tout son long sur le parterre de fourrures. Prête à ronronner ou à griffer. Mon maître, bien que fort ému par le spectacle, finit non sans se faire violence, par repousser ses avances. Ne voulant plus à l’avenir tomber dans ses rets et être tenté de succomber, il s’éloigna d’elle et  évita de la rencontrer. Bien sûr, elle ne put pardonner au roi son manque d’empressement qu’elle assimila à de la goujaterie. Elle partie ce soir-là si furieuse que ses suivantes s’en souviennent encore. Mûrissant sa vengeance, elle réactiva ses réseaux d’espions et d’hommes-liges -elle excellait à ce jeu-là-  manœuvrant, achetant des complicités, fatiguant mon maîtres par ses demandes réitérées.

La lubie lui prit de vouloir replacer son protégé Mélaine sur le siège épiscopal de Rouen alors de l’évêque Prétextat, malgré ses grands torts et sa condamnation, avait été réintégré dans ses fonctions. Comme quoi, confronté à la puissance de l’église, le pouvoir royal mesurait parfois son impuissance. Ce que Chilpéric, avec son franc-parler, clamait haut et fort dans son royaume.

Á la fois lassé et méfiant, le roi Gontran se résolut à l’éloigner et confia son fils le jeune Clotaire à Ansoald et aux grands seigneurs d’Austrasie. Il s’assigna à résidence dans son domaine de Rueil sur la route de Rouen, la priva de son ‘morgengabé’, le cadeau en terres et villes que lui avait fait son époux le roi Chilpéric. Ce qui, malgré son ressentiment et le tapage qu’elle mena, n’était que vétille par rapport aux sanctions que le roi aurait pu prendre. Mon maître avec l’âge venait plus conciliant, clément  avec ses semblables et répugnait souvent à sévir.

Mon maître avait parfois maintenant ce genre de réaction, semblant assez abattu, submergé par un sentiment de lassitude ou même de désespoir. Il en avait tant vu dans sa longue vie et le reconnaissait volontiers, battait sa coulpe, s’accusant de fuir ses devoirs de roi et de répugner à décider. Flavius, son homme de confiance devenu entre temps évêque de Chalon, lui fit remarquer, avec tout le tact et la patience dont il était capable, que la coupable devait non seulement y avoir intérêt en participant activement au complot, être bien placé, avoir de bons soutiens mais aussi  avoir les moyens de passer à l’acte, ce genre d’organisation coûtant fort cher. Les hommes remplissant ces  conditions ne devaient pas être légion.

Mon maître dévisagea longuement Flavius d’un air grave puis il s’exclama : « Eberulf, l’ancien chambrier de mon frère Chilpéric », Flavius opina de la tête en ajoutant « oui, vous avez raison mon maître, il correspond en tout point à ce profil ». Eberulf, après sa trahison et conscience de la faiblesse de sa position, avait fui et s’était réfugié dans l’église Saint-Martin de Tours où il fut promptement occis par des envoyés de mon maître qui se sentit comme libéré du poids du meurtre de son frère. Mais tout n’était pas réglé pour autant.

En cette année 585, tout se bousculait et le roi répétait à l’envi « il faut crever l’abcès, il le faut » sans toutefois en trouver la volonté. Il savait pourtant qu’il lui faudrait tôt ou tard affronter les Austrasiens et les traîtres qui les avaient rejoints. Dès lors, il constitua une puissante armée, unissant les forces de la Bourgogne et de la Neustrie dont il était le protecteur depuis la mort de son frère. Par ses espions, il savait que les forces du ballomer Gondovald commandées par son ancien général Mummolus, se dirigeaient vers Bordeaux.

De nouveau, tout se précipita tel un abcès qui crève subitement, comme l’avait espéré le roi. Après des mois de sécheresse compromettant les récoltes, des pluies torrentielles se déversèrent sur notre pauvre pays. Aucune région ne fut épargnée et beaucoup y virent un signe du ciel. Les grandes processions présidées par les évêques furent inefficaces, la pluie tombait toujours aussi dru comme une malédiction. Alors, en ces temps fort superstitieux, beaucoup se tournèrent vers des pratiques ésotériques, des rituels de magie qui finirent par avoir raison des caprices du ciel. Á moins que les nuages, à bout de ressources, se fussent taris. Ce maudis temps eut une vertu : on arrêta un homme l’abbé de Cahors, crotté et affamé, qui se rendait à Metz la capitale austrasienne, porteur d’un message compromettant de Gondovald caché sous une plaquette de cire.

Dès lors, l’implication des hauts dignitaires austrasiens ne faisait plus de doute. Gontran alla trouver son neveu Childebert, lui révélant tout du complot. Se sentant démasqués, ils tentèrent s’assassiner leur roi mais, dénoncés à temps, ils échouèrent et furent exécutés. Le duc Gontran Boson, celui qui avait tant fait de mal et tant trahi, finit lui aussi tragiquement. Voilà comment disparut la fine fleur des antrustions austrasiens. Voilà aussi pourquoi l’armée austrasienne se bougea pas quand l’armée neustro-bourguignonne du roi Gontran mit le siège devant la citadelle de Comminges dans les Pyrénées, où s’était réfugiée la petite armée des traîtres. Mummolus en fin tacticien  savait toute résistance inutile face à la farouche volonté de ses poursuivants, la détermination du roi et la léthargie de ses alliés austrasiens.

Malgré l’habileté du général Mummolus dans les quelques affrontements qui eurent lieu, la puissante cavalerie bourguignonne fit merveille, empêchant toute sortie de Comminges, ce qui sapa le moral des assiégés. Tous, en ordre dispersé -et d’abord le prétendant Gondovald- voulurent négocier, chacun de son côté et à son avantage. Mais l’heure n’était plus aux discussions et à la négociation. Pris dans l’étau des forces assiégeantes du général Leudégisèle, peu réussirent à s’enfuir. Les principaux membres du complot, le ballomer Gondovald, le général Mummolus, Sagittaire l’ex évêque d’Embrun, Waddon le maire du palais de la princesse Rigonthe et quelques dignitaires neustriens furent exécutés ou moururent au combat.

Après cette victoire sans appel et le retour de la paix, mon maître connut une nouvelle période difficile. Il restait le plus souvent dans sa résidence de Chalon, lui qui aimait se déplacer de ville en ville dans son royaume, pratiquant l’aumône et allant prier presque chaque jour à la basilique Saint- Marcel. La gestion du royaume lui pesait, surtout depuis le meurtre de sa concubine Renata ; il n’appréciait plus guère de rendre la justice ou d’envoyer en mission ses hommes de confiance, les "domestici".

Le peuple vivait enfin dans une paix durable, en sûreté dans ses villes et ses champs. Le roi lâcha ses gens sur les bagaudes et les bandes de brigands qui terrorisaient les campagnes et furent promptement exterminées. Cependant vers l’an 590, une nouvelle épidémie de peste venant du port de Marseille, fondit sur la vallée du Rhône, rattrapant le roi et à suite alors en voyage à Lyon. Immédiatement, il prit les choses en mains. On le vit donner l’exemple et influer à tous volonté et espoir. Son sens de l’organisation et sa ferveur religieuse fient l’admiration de tous ses sujets et il fut fêté comme un homme visité par l’esprit saint. On lui prêta quelques miracles qui le firent sourire et une femme coupa même des fils de son habit un jour de procession, qu’elle vénéra ensuite comme des reliques. Dès lors, son nom fut pieusement révéré et l’évêque Grégoire de Tours reconnu publiquement ses mérites. Son intime désir, perçant  parfois dans ses propos, c’était par sa pieuse conduite, racheter ses fautes passées et pouvoir prier pour le salut de l’âme de son cher frère Chilpéric.

Mon maître le roi Gontran, mort à un âge avancé pour l’époque, survivant des petits-fils de Clovis, après une vie marquée par des meurtres et des guerres incessantes, se tourna vers la contemplation et confirma son neveu Childebert II, le roi d’Austrasie, comme son successeur. Ainsi voulait-il réunir le royaume de son père en une seule main pour éviter les guerres fratricides. Peu de temps après sa mort survenue en 593, celui qu’on disait dans son jeune âge indécis et peu raisonnable, fut canonisé.

Childebert II ne lui survécut qu’à peine trois ans et Frédégonde mourut l’année suivante. Mais finalement, ce fut elle qui l’emporta car son fils, le jeune Clotaire II âgé de treize ans, réussit à réunifier le royaume franc en 613 et le porta à son apogée.

 

< Ch. Broussas, Hildegarde, Feyzin, 19 juin 2010 - © • cjb • © >
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• maj 19 septembre 2012 - • cjb • >>>>>    

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